Aurore — Le mystère de l'enfant martyre
   
 

Le drame d'Aurore

Chapitre 8, p. 118 à 127.

Pendant que deux des policiers entendaient le récit d'Aurore et assistaient à sa mort, trois autres se rendaient chez madame Gratton.
Elle devint pâle en voyant les hommes.
-Oui? qu'est-ce qu'il y a?
Le sergent Dumais repoussa doucement madame Gratton qui se tenait dans la porte et entra, suivi de ses hommes.
Une fois dans la cuisine, il demanda :
-Nous voudrions parler à votre fille, Aurore.
-Aurore? Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'elle a fait?
Car il n'y avait plus de doute possible. Le sergent montrait son insigne de policier qu'il tenait au creux de la main.
-Où est-elle, demanda-t-il d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Mélanie Gratton hésita un moment avant de répondre.
-Justement, dit-elle, je me préparais à aller la chercher. Elle est partie à la grange il y a une demi-heure, et je commence à être inquiète...
Et elle ajouta, d'un ton faussement attristé.
-La pauvre petite, elle est malade depuis quelque temps... J'ai peur qu'elle trouble...
Le sergent dévisageait la femme d'un regard impassible.
-Menez-nous à la grange.
Mais Mélanie continua sans bouger.
-Elle se croit persécutée, vous savez. Elle me raconte toutes sortes de choses...
Comme les trois hommes ne semblaient même pas l'écouter, Mélanie devint nerveuse.
-Mais qu'est-ce que vous lui voulez, à Aurore? Est-ce qu'elle se serait rendue chez un voisin pour y faire quelque mauvais coup?
Le sergent eut un rire bref.
-Ne jouez pas la comédie, dit-il. La farce a assez duré. Menez-nous à la grange.
Le désespoir commença à s'infiltrer dans l'âme de la mégère. Ces hommes semblaient savoir ce qu'ils faisaient....
Une seule raison possible. Aurore s'était enfuie... Mais non, ça ne se pouvait pas! L'enfant était beaucoup trop faible pour ouvrir les grandes portes de la grange...
Que s'était-il donc passé?
Et qui avait averti la police?
La femme Gratton ne se départissait pas aussi facilement de son cynisme, cependant. Avec un bref signe de tête, elle dit:
-Très bien, venez avec moi.
La grange était silencieuse quand ils entrèrent, et Mélanie, continuant à jouer son rôle, cria:
-Aurore! Aurore, es-tu ici?
Mais comme il fallait s'y attendre, le silence se fit encore plus grand. L'un des policiers regardait Mélanie en souriant d'un air railleur.
-Vous êtes certaine qu'elle est ici? demanda le sergent.
-Certaine.. certaine.. Elle est partie pour venir ici tout à l'heure...
-Tout à l'heure.. répéta l'un des hommes.
-Oui, tout à l'heure, dit Mélanie Gratton d'une voix aigre. Et j'aimerais bien, si vous avez quelque chose contre moi, que vous me le disiez!
Le sergent eut un soupir.
-Vous êtes une bien bonne actrice, dit-il, mais ça ne prend pas..
-Actrice, moi? Je vous dis qu'Aurore est partie pour venir à la grange tout à l'heure. Je n'en sais pas plus long.
-Qu'est-ce qu'elle venait faire à la grange?
Elle aimait venir jouer dans le foin.
-Jouer dans le foin? Par ce froid-là?
-Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? Ses habitudes, je ne les connais pas toutes, moi. Ce n'est pas ma fille...
-Non, je sais, répondit le sergent...
Prestement il grimpa l'échelle.
Il examina le foin.
Rien.
Mais en redescendant, il aperçut un lambeau de coton accroché à un clou, après l'échelle.
Longuement il l'examina, remonta, scruta la façon dont la poussière était essuyée à un endroit sur le rebord du fenil.
Puis il redescendit.
-Vous allez venir avec nous, dit-il à la femme.
-Pourquoi?
-Vous le verrez bien.
A la maison, il lui dit:
-Habillez-vous, vous êtes en état d'arrestation.
A ce moment, on frappa à la porte d'entrée. C'était l'un des policiers qui avaient été dépêchés chez Allain.
Il parla tout bas à son sergent pendant quelques secondes.
Celui-ci revint dans la cuisine.
-Où est votre mari, madame Gratton?
-Ça recommence?
D'une voix dure, le policier déclara:
-Je vous conseille de me répondre moins vertement, madame.
La femme ricana.
-Mon mari travaille en dehors.
-Où?
Elle donna l'adresse au prochain village.
Le sergent se tourna vers un de ses hommes.
-Allez le chercher, ramenez-le ici.
-Pourquoi, demanda Mélanie. Vous lui faites perdre du temps pour rien...
-Oh, non, pas pour rien.
-Mais allez-vous me dire, une fois pour toutes, qu'est-ce que vous voulez? Qu'est-ce que cette histoire-là?
-Vous êtes en état d'arrestation, madame. Je vous avertis que tout ce que vous direz maintenant peut servir contre vous, à votre procès...
-A mon procès? Quel procès? Pourquoi?
Le sergent la regarda bien dans les yeux:
-Aurore Gratton vient de mourir, chez votre voisin, Viateur Allain. Je vous arrête donc pour le meurtre de votre belle-fille.
-Quoi?
-Je n'ai plus rien à dire, madame.
-Mais c'est infâme! Qu'est-ce que j'ai eu à faire là-dedans?
-Calmez-vous. Nous avons toutes les preuves voulues, et si vous avez une défense, vous la produirez en cour. Pour l'instant, je n'ai plus rien à vous dire.
Durant une heure, la femme Gratton tempêta, hurla, implora, mais les policiers restèrent silencieux, inflexibles. Puis, quand leur camarade revint avec Odilon Gratton, ce fut une nouvelle crise de la femme, qui s'était calmée peu à peu.
-Odilon, cria-t-elle, dis à ces bandits de me relâcher!
Mais l'homme, indécis, regardait tour à tour les policiers. Enfin, s'adressant au sergent, il demanda:
-Qu'est-ce que ça signifie, tout ça?
En quelques mots, le policier raconta l'histoire.
-Aurore est morte? cria Odilon.. Mais où, quand?...
-Chez votre voisin, Viateur Allain. C'est lui qui est venu la sortir de la grange, cette nuit. Votre femme l'avait emprisonnée là, au froid. Odilon se tourna vers sa femme:
-Toi? Toi, tu as fait ça?
-Ils mentent tous! C'est un complot! Ce sont tes voisins, des jaloux!.. Aurore a couché dans son lit! Ils sont venus l'enlever dans la maison.
Elle devenait incohérente. Mais le sergent, d'un ton las, déclara:
-Madame Gratton, il est inutile de nier. La petite a tout raconté ce qui lui est arrivé. Tout concorde d'ailleurs avec ce que les voisins en savent. Le médecin affirme qu'elle a été brûlée au fer rouge, et qu'elle a reçu des nombreux coups. De plus, elle est tombée en bas du fenil, cette nuit, et elle s'est cassé un bras et une cheville. Odilon éclata en sanglots.
-Ma pauvre Aurore. Ma pauvre petite! Puis, en fonçant sur Mélanie, il hurla:
-Tu l'as tuée! Hypocrite, menteuse! C'est toi qui l'as tuée!
Mais soudain la femme se dressa de toute sa hauteur et, pointant le doigt vers Odilon, elle cria:
-Tu veux me laisser arrêter? Tu veux que j'aille en prison? Très bien, Odilon Gratton. Mais n'oublie pas que je porte ton enfant!
Odilon s'immobilisa. Un air d'incrédulité se répandit sur son visage.
-Mon enfant? dit-il, mon enfant?
-Oui. Et si tu les laisses m'amener comme ça, ton deuxième enfant sera né en prison. C'est ça que tu veux?
Il ne vint pas à l'idée, dans l'esprit de cet homme, que bien peu de temps s'était écoulé depuis son mariage, et qu'une telle découverte de Mélanie ne pouvait être que très récente.
De son côté, la mégère avait joué le tout pour le tout. Elle n'était nullement sûre de son fait, mais à tout hasard, elle avait lancé l'affirmation, sans savoir que ce triste événement se trouverait confirmé par la suite, au procès...
L'homme faisait vraiment pitié. Tiraillé par son ressentiment envers sa femme, il était aussi ramené à elle par cet enfant qui allait leur naître.
-Sergent, dit-il, est-ce que vous êtes bien sûr de vos accusations? Il me semble que c'est impossible. Je connais ma femme, et je vous assure qu'elle est incapable d'un tel crime.
Patiemment, le sergent expliqua:
-Monsieur Gratton, le devoir du policier n'est pas de juger. Nous avons les preuves suffisantes pour nous faire croire que la petite Aurore a subi, aux mains de votre femme, des mauvais traitements qui ont été suffisants pour causer la mort. Nous devons donc la mettre sous arrêt, et l'amener au chef-lieu. Quant à sa culpabilité, il appartient au jury d'en juger au procès, et au magistrat de faire suite au verdict du jury. Voilà tout ce que je puis vous dire...
-Je vais engager le meilleur avocat, s'écria Odilon, et vous allez voir comme toutes ces accusations sont fausses. Des calomnies de voisins, c'est tout!
-Tant mieux pour vous et pour elle, acquiesça le sergent, si c'est ainsi. Mais pour le moment, je dois l'arrêter...
-Je vais cautionner s'il le faut, tenta Odilon.
Mais le policier secoua la tête.
-Ce n'est pas à moi à relâcher madame Gratton sous cautionnement. Seul le juge a ce pouvoir.
Odilon, cependant, ne se tenait pas pour battu.
-Ecoutez, questionnez un peu, allez aux preuves. Vous verrez que ce n'est pas si clair que tout ça. Vous serez bien forcé de la relâcher.
-Nous sommes allés aux preuves, rétorqua le sergent. Et je dois vous dire que, malheureusement, le fardeau est accablant.
-Vous pouvez prouver que c'est ma femme?
-Oui.
-Complètement, là, hors de tout doute?
-Suffisamment, en tout cas, monsieur Gratton, pour l'arrêter.
Pendant tout ce temps, Mélanie Gratton était restée silencieuse. Elle regardait les policiers d'un air impassible, les bravant presque.
-Laisse faire, Odilon, dit-elle soudain, laisse-les m'arrêter. Ça leur coûtera assez cher quand nous les poursuivrons, plus tard, qu'ils vont le regretter. Laisse-les faire, que je te dis. Ils ne perdent rien pour attendre.
Le sergent se mit à rire.
-Vous avez encore plus d'audace que je croyais, madame...! Je crois que nous rirons bien les derniers...
Il fit signe à ses hommes:
-Amenez-la!
Puis, s'emparant de quelques pièces à conviction, il les suivit vers l'automobile.
Odilon Gratton resta seul longtemps dans la maison.
Les événements l'avaient hébété. Il tournait en rond, ne sachant que faire, cherchant en sa tête une solution à tous ces problèmes.
L'arrestation de sa femme lui avait comme un coup asséné sur la tête. Il en était resté abasourdi. Mais ce qui était pire encore, c'était la raison de cette arrestation. Mélanie, une marâtre? Se pouvait-il qu'il se fût ainsi trompé sur le caractère de cette femme? Il l'avait prise pour une personne autoritaire, sérieuse, équilibrée. Et maintenant, que s'avérait-elle? Une maniaque, une sadique, qui avait fait mourir Aurore...
Aurore...! Soudain Odilon fut rappelé à ses devoirs. La pauvre enfant, morte... Elle était chez les Allain, avait-on dit?
Il sortit, marcha en toute hâte vers la maison où reposait le corps de sa fille.

En chemin, lentement, la douleur revint. Et avec la douleur, une sorte de ressentiment contre Mélanie. Ressentiment qui peu à peu se changeait en haine.
La logique rappelait à Odilon que les policiers n'avaient pas arrêté Mélanie sans posséder des preuves assez fortes de sa culpabilité. Le sergent avait-il donc raison? Cette femme aurait-elle vraiment causé la mort de la petite Aurore?
Et si cela était le cas? Odilon frémit de rage. Si cela était le cas, si cette Mélanie était coupable, il n'y avait pas de châtiment assez grand pour elle.
"Aurore, murmurait-il, ma petite! Ma pauvre petite!.."
Ce fut Viateur Allain qui le reçut et lui tendit la main.
-Je sais, dit l'homme, que vous ne portez pas cette responsabilité, monsieur Gratton, et remerciez-en le Bon Dieu. Votre enfant est morte bien tristement...
-Quelques jours parti, murmura Gratton. quelques jours seulement...
Viateur l'amena à la chambre du haut, sous les combles.
Dans cette pièce déjà sombre, le jour pluvieux n'entrait que par une petite fenêtre. Dans cette pénombre, le maigre corps d'Aurore était presque invisible. On ne voyait sur l'oreiller que la tête aux joues hâves, aux yeux creux. Les longs cheveux noirs l'entouraient comme une auréole.

Source: Yves Thériault (Benoît Tessier), Le drame d'Aurore, chapitre 8 (Québec: Diffusion du livre, 1952), 118-127.

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