Le drame d'Aurore
Chapitre 4, p. 61 à 63.
Odilon […] ne soupçonnait pas les projets diaboliques de la mégère. Il ne savait pas que sous ce masque mielleux se cachait une âme criminelle, dont la cruauté n'avait d'égale que la cupidité et la jalousie.
Car deux sentiments, tout aussi sordides l'un que l'autre, poussaient Mélanie à ses actes odieux.
D'une part, elle éprouvait une sourde jalousie envers Aurore.
Le portrait de Rosa, la première femme d'Odilon, trônait encore sur le meuble du salon. Et Aurore, malgré sa maigreur, malgré ses traits étirés, restait tout de même le sosie de sa mère.
Et Mélanie, qui entendait être la seule à dominer en cette maison, savait bien qu'en grandissant, cette ressemblance s'accentuerait encore plus chez l'enfant de son mari.
Si bien qu'un jour, Odilon se trouverait en face de sa femme, pour ainsi dire, de la femme qu'il avait aimée dans sa jeunesse, et qu'il avait épousée. Avec qui, Mélanie le savait, il avait été profondément heureux. Et s'il allait, par loi des contrastes, se mettre à la haïr, elle, Mélanie?
Non qu'elle attachât tellement d'importance à un sentiment.
Pour elle, la raison primait l'amour. D'ailleurs, amazone et dépourvue de sentiments délicats, les aspects sensuels de l'amour lui étaient étrangers. L'attachement qu'elle éprouvait n'était destiné qu'aux bien matériels.
Certes, Odilon n'était pas riche. Mais sa terre présente était payée et représentait tout de même un bien-fonds. Il avait en plus quelques économies en banque. Et comme il était un bon travailleur, ne manquant jamais d'emploi, dans quelques années ses économies deviendraient intéressantes. En se mariant, Mélanie avait apporté cinq mille dollars, fruit de l'assurance payée à la mort de son premier mari.
Des calculs élémentaires lui permettaient d'espérer que dans une quinzaine d'années, leur fortune atteindrait environ vingt mille dollars.
Et ce montant, elle entendait qu'il lui restât en bien propre.
Aurore, à sa majorité, aurait droit à un partage. Et plus elle ressemblerait à sa mère, moins il serait facile à Mélanie de la faire déshériter par son Odilon.
Ce soir-là, après la longue discussion avec son mari, le projet de Mélanie prit vraiment corps.
Elle tenait le silence d'Aurore. Ce n'était pas un moyen qui pouvait durer bien longtemps, et bientôt il lui faudrait en trouver un autre. En vieillissant, la petite deviendrait plus perspicace, et il serait difficile, sinon impossible, de cacher le jeu plus longtemps.
Il ne restait donc qu'une solution. Il fallait qu'Aurore meure.
Et avec un sourire de joie sauvage, que ne put voir Odilon, dormant lui sur ses deux oreilles, Mélanie songea que la débilité de la petite, sa faiblesse augmentant de jour en jour pouvaient être fatales.
Elle la pousserait tellement à bout que l'enfant, malade au physique comme au moral, périrait d'anémie ou de faiblesse.
Et la maison serait libérée de cet obstacle et de ce danger.
Source: Yves Thériault (Benoît Tessier), Le drame d'Aurore, chapitre 4 (Québec: Diffusion du livre, 1952), 61-63.
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