LE MYSTERE DE JEROME
par Mlle Francine Comeau
Le récit qui suit est écrit par Mlle Francine Comeau, élève en onzième année à l'École Supérieure de Clare. C'est une interprétation fictive de l'histoire de Jérôme en réponse à un concours de littérature française dans 13 classes de dixième année pendant I'année scolaire 1972-73. La composition de Francine Comeau a remporté le concours.
Introduction
Bien des années sont passées depuis la mort de Jérôme, quand un descendant de Dédier Comeau décida de renouveler la vieille maison de son grand-père. Dans les temps anciens les murs des maisons étaient souvent faits de planches. II décida donc d'enlever ces planches de la chambre de Jérôme (cette pièce avait toujours été appelée ainsi depuis la mort de ce dernier). II remarqua qu'une planche n'était pas au niveau des autres. Elle paraissait avoir été détachée et puis seulement repoussée dans l'endroit. Quelle ne fut sa surprise quand, en ôtant cette planche, un tas de papiers jaunis tomba par terre! Il ramassa une page en pensant pouvoir la lire. Impossible, car tout était écrit dans une langue étrangère. II décida de consulter toutes les personnes de nationalités différentes qu'il connaissait dans la région de Clare. Personne ne pu résoudre cette énigme. Le manuscrit fut donc envoyé au gouvernement provincial à Halifax. Là, il fut traduit en Français par un professeur de langues étrangères. Voici la traduction de ce manuscrit comme Jérôme I'avait écrit. II l'avait fait au passé pensant que son histoire serait peut-être trouvée longtemps après sa mort ou même pas du tout. Sur les pages suivantes le mystère de Jérôme est résolu.
[daté le 12 janvier 1863]
J'étais le neveu de l'Empereur Franz Josef, le dernier roi des Habsbourgs de l'empire Autriche-Hongrie. Ceux-ci avaient gouverné mon pays pour presque sept cents ans. L'empire avait été appelé le «Saint Empire Romain» parce que nous étions tous de bons catholiques. Au temps du règne de mon oncle l'empire était habité par différentes nationalités telles les Allemands, les Tchèques, les Slaves, les Italiens, et d'autres. Tout allait donc mal dans mon pays avec tant de groupes qui ne se comprenaient pas.
En 1853, mon oncle, Franz Josef fut presque la victime d'un assassin. II réussit à se sauver. J’avais vu celui qui voulait le tuer et je le connaissais. Lui aussi m'avait vu; c'était un Italien de la ville de Trieste. Je savais que pour sauver ma vie, il me fallait fuir du pays. Comme j'avais déjà passé quelques années à un collège de la marine, j'ai décidé de poursuivre ma carrière. Je m'embarquai sur un bateau de guerre où je décidai de faire du service militaire. J’avais alors vingt ans. Je restai un an et fut promu officier. C'était au commencement de la guerre de Crimée en 1854. Sans doute, je rendrais service dans cette guerre.
Après un an, j'eus deux semaines de congé et je décidai de retourner dans mon pays pour voir comment les choses se passaient. Je trouvai l'empire dans un triste état. Quelques peuples s'étaient révoltés contre lui. Bien que j'aurais beaucoup aimé voir mon oncle, je ne réussis pas à le faire le premier jour de mon arrivée.
Quelques autres personnes m'attendaient à revenir. Pendant la première nuit où j'étais là, des hommes vinrent me saisir et m'amener. Je ne savais où. On voulait me tuer pour être certain que je ne dirais jamais qui avait essayé d'assassiner mon oncle. Je n'avais que vingt et un ans et je ne voulais pas mourir. Après bien des supplications, ces hommes décidèrent de me laisser vivre si je faisais serment de ne jamais dire qui était le coupable. Je pensai que c'était tout ce que je devais faire. Mais je ne réalisais pas la mauvaise pensée de ces hommes.
Peu après, je fus lié et amené dans un hôpital de Trieste. Je fus mis sur une table d'opération. On me dit qu'on voulait être certain que je ne pourrais jamais revenir dans mon pays une fois déporté. Mes deux jambes seraient donc amputées par un chirurgien. Entendant ces mots; je regardai mes deux jambes. Comment est-ce que je pourrais faire sans elles? Je me le demandais. J'avais pensé continuer à faire du service comme officier de la marine dans la guerre de Crimée. J'avais aussi rêvé visiter d'autres pays dans ma jeunesse. Tous mes beaux rêves finis – pensai-je. Soudainement, je perdis connaissance. Quelques heures après, je me réveillai. J'étais très malade et quand je vis mes jambes parties pour toujours, cela me désola. Dans un cri de désespoir, je m'évanouis. Quand je repris connaissance, on me dit que je serais amené dans un pays lointain. Là, je devrais toujours garder le secret de ce qui s'était passé. Où? me demandai-je.
Quand mes jambes furent assez bien cicatrisées je fus mis à bord d'un bateau de guerre, le «Colombo». On traversa l'océan Atlantique. Je fus jeté sur la côte de la Nouvelle-Angleterre, aux Etats-Unis, aux alentours de Boston. On me plaça sur la plage avec un peu de nourriture et une bouteille d'eau. Des enfants jouaient dans le sable, et parurent très effrayés de voir un homme étranger et sans jambes. Ils s'en furent chercher leurs parents. Je fus logé dans une famille américaine, mais ce ne fut pas pour longtemps. Les gens décidèrent qu'ils ne pouvaient pas me garder.
Par un soir sombre, je fus mis de nouveau à bord d'un navire de guerre européen qui se trouvait au quai de Boston. On navigua le long d'une baie. Arrive à un certain endroit, des hommes me débarquèrent. Ils me laissèrent sur la plage avec une boîte de biscuits et une cruche d'eau. Je fus abandonné à la mer montante. J'appris plus tard que j'étais sur la côte de l’Anse-de-Sable à Digby Neck.
Je restai là environ une heure, regardant la mer monter de plus en plus. Est.-ce que je serai noyé? C'était ma seule pensée. Je ne pouvais pas bouger. Enfin, j'entendis des voix. Des hommes habillés en pêcheurs s'avançaient vers moi. Quand ils me virent sans jambes, ils parurent très surpris. Ils me posèrent des questions mais je ne pouvais pas répondre car j’avais encore très peur. Toutes les choses qui m'étaient arrivées m'avaient comme paralysé la voix. Comme ils croyaient que je ne les comprenais pas, un d'eux décida qu’au moins il pouvait m'amener chez lui. Là, sa femme me donna à manger et je fus mis au lit. J'étais chez Samuel Gidney et sa famille.
Le lendemain, M. Morton, un ami de M. Gidney, traversa la baie Ste. Marie et alla voir Jean Nicholas, un ancien prisonnier de la guerre de Crimée, qui s'était réfugié à Meteghan. Ce Nicholas connaissait plusieurs langues et les gens croyaient qu'il pourrait me parler dans ma propre langue. Je fis semblant de ne rien comprendre. Mais je connaissais quelques langues moi aussi et je comprenais tout ce qui se passait. Je me rappelais de tous les noms des personnes et des places. Mais à ce temps-là les seuls sons que je pouvais faire sortir étaient « Jérôme », Je ne dis jamais mon nom de famille, Felnak, pour ne pas qu'ils puissent me retracer. J'entendis des gens qui disaient. "C'est un beau jeune homme avec des cheveux blonds, des yeux bleus, le visage noble. Aussi, ses vêtements sont de drap fin; tout cela indique un rang social élevé. Mais pourquoi a-t-il les deux jambes amputées?" C'était un mystère pour eux.
Jean Nicholas reconnut en moi un bon compagnon. Il m'amena demeurer avec lui à Meteghan. Il essaya plusieurs fois de me faire parler. Jamais un son ne sortait de mes lèvres autre que celui de «Jérôme». Nicholas mourut sept ans après, en 1861.
Je fus donc amené chez la famille de Dédier Comeau à St. Alphonse. J'étais content d'aller chez les Comeau. J'avais rencontré cette famille chez Nicolas et j'avais beaucoup aimé les enfants. Ils étaient très gentils envers moi et essayaient toujours de me rendre service. Arrivé à la maison, on me donna une chambre à coucher près de la cuisine. Pendant la journée je restai assis près du foyer, car j'aimais beaucoup la chaleur. Quelques fois quand personne ne me voyait, je lisais le journal. Le gouvernement fédéral fut bon pour moi, un étranger. II payait $104.00 par an à la famille Comeau pour me garder.
Pourquoi les gens ne me laissaient-ils pas tranquille? je me demandais souvent. Comme ils continuaient à m'interroger je leur répondais deux mots: «Trieste» et «Colombo» sans même penser à ce que je disais. Bien, tout de suite, ils commencèrent à se dire, «Peut-être Trieste est le nom d'où il vient et Colombo le nom du bateau qui l'a amené ici.» Ceci me fâcha, et je me mis dans une grande colère. Ces personnes voulaient m'arracher mon secret et j'avais fait serment de ne rien dire si ma vie était sauvée.
Un jour deux femmes étrangères vinrent me voir. Elles venaient de Boston et demeuraient près de la famille qui m'avait logé. Elles avaient lu ma triste histoire dans un journal et avaient appris où je demeurais. Leur pays d'origine était l'Autriche, donc elles parlaient ma langue. Comme elles paraissaient savoir qui j'étais, elles me demandèrent quelques questions. Je leur répondis car je savais que personne ne me comprendrait si on entendait. Après cela, elles s'en allèrent, contentes sans doute, que je n'étais pas maltraité.
Comment ces familles charitables pouvaient-elles m'endurer? Je ne peux pas comprendre. J'étais presque toujours de mauvaise humeur et ne faisais que des grognements quand on me parlait. L'amputation de mes jambes avait beaucoup changé mon caractère Avant cela, j'étais toujours de bonne humeur, toujours content et toujours gai.
Je passais de nombreuses heures seul dans ma chambre. Là, pour m'occuper et pour oublier l’ennui et le découragement, je me suis décidé d'écrire le récit de ma vie. La bonne famille Comeau me donnait toujours assez de papier, de crayons et de plumes pour essayer de m'occuper à faire quelque chose. Cependant, il paraissait aux autres que je ne faisais rien. Je n'écrivais qu’une page par deux ou trois jours et je la cachais si bien que personne ne pouvait la trouver. J'écrivais cela dans ma propre langue, pensant que jamais personne ne la comprendrait. Je pensais aussi que je cacherais ce manuscrit dans un endroit où jamais personne ne le trouverait. «Mais quelle différence ça pourrait faire si mon secret est découvert après ma mort Je crois quand même que j'apporterai mon mystère avec moi dans la tombe. Cette pensée m'occupera à mon dernier soupir.»
Notes: Après avoir vécu 53 ans avec ces Acadiens, la mort vint chercher Jérôme, le 19 avril 1912. II fut enterré dans le cimetière de Meteghan. Presque rien de sur sa mort ne parut dans le journal. C'était au cours de la même année du naufrage du «Titanic» quand beaucoup de personnes perdirent leur vie en mer. Ceci était une nouvelle très importante dans ce mois d'avril, donc la mort de Jérôme passa presque inaperçue.