Qui Est-Il?
Tentatives visant à éclaircir le mystère de ce silence qui dure depuis quarante ans
Qui est-il?, Illustration parue dans le New York Herald, 9 déc. 1906, p. 7, pd adherny, New York Herald
« Avez-vous entendu parler de Gérôme? » est une des réponses que l’on peut recevoir lorsqu’on cherche à se renseigner sur les environs. L’endroit était un petit village français appelé Saulnierville, dans la baie Sainte-Marie, un bras de mer du côté néo-écossais de la baie de Fundy. À l’écart des sentiers les plus empruntés, Saulnierville est située au cœur du district maintenant occupé par les « Acadiens revenus d’exil », les descendants des compatriotes d’Évangeline qui ont retrouvé leur chemin jusqu’à leur terre d’adoption d’où ils avaient été expulsés par les Anglais en 1755.
« Non? C’est une histoire étrange », a continué la dame de St. Jean, assise à la table de cette petite maison de pension, ou « hôtel », et l’intérêt a augmenté parmi ses quelques auditeurs qui lui ont ensuite demandé de la raconter. « Il y a environ quarante ans, a poursuivi la dame, un grand navire a été aperçu navigant le long de la petite bande de terre là-bas qui forme la baie Sainte-Marie. Ce bateau était différent de ceux qu’on voyait habituellement dans les environs et a immédiatement attiré l’attention. Certains disent qu’ils s’agissait d’un navire de guerre, d’autres que c’était un bateau de pirates, mais s’il y a une once de vérité dans ces rumeurs – un bateau quelconque s’est avancé jusqu’à être pleinement visible depuis cette bande de terre, on a descendu sa petite embarcation et on l’a envoyée jusqu’à terre, et là, juste au-dessus de la limite de la marée haute, on a apparemment déposé quelque chose avant de repartir à la hâte vers le navire, qui a immédiatement remis les voiles. Des pêcheurs ont été témoins de cet incident.
« Le lendemain matin, à ce que j’en ai compris, un des pêcheurs s’est rendu sur le rivage, là où l’embarcation s’était arrêtée, pour voir de quoi il retournait. Alors qu’il approchait de l’endroit, il a aperçu une chose qu’il a d’abord cru être un tas de vêtements. Comme il regardait dans cette direction, la chose a semblé bouger. Alarmé, le pêcheur est parti chercher un compagnon et ils se sont rendus ensemble sur les lieux pour examiner la situation. Ils se sont aperçus que la chose était un homme. Il avait à ses côtés une cruche d’eau et un paquet de biscuits de marin.
« Selon un des récits, il y avait près de lui les restes d’un feu. Quoi qu’il en soit, la nuit avait été froide et l’homme avait fortement souffert d’hypothermie, surtout en raison du fait que ses jambes avaient été amputées depuis peu. Pour toute réponse aux questions des pêcheurs, il a émis des gémissements. Ils l’ont amené dans une maison, l’ont enveloppé dans des couvertures et, semblerait-il, ils ont rapidement réussi à le remettre dans un état acceptable. Ils lui ont redemandé qui il était et pourquoi il avait été laissé de cette façon.
« Il a ensuite répondu, d’un seul mot – ou peut-être que c’était deux mots – qui ressemblait à Gérôme. Soit il ne voulait rien dire d’autre, soit il en était incapable. Il a été soigné par un chirurgien et a reçu la visite d’un prêtre français, mais eux non plus n’ont pas réussi à le faire parler. Finalement, après avoir repris suffisamment de forces, il a été transféré de l’autre côté de la baie chez des colons français dans l’espoir d’y trouver quelqu’un qui pourrait converser avec lui. On s’est adressé à lui dans plusieurs langues. Toutes ces tentatives ont échoué. En résumé, ces gens prennent soin de lui depuis ce temps et le mystère entourant son identité et la raison pour laquelle il a été cruellement abandonné demeure entier. Lorsque l’affaire a été révélée, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a commencé à verser une indemnisation à une famille française pour qu’elle prenne soin de lui. Il doit maintenant avoir près de quatre-vingts ans. On le connaît sous le nom qu’il aurait prononcé après avoir été retrouvé, “Gérôme”. »
Le désir d’en apprendre davantage au sujet de cet étrange évènement était tout à fait naturel. Et l’on ne saurait qualifier l’impulsion d’aller voir cet homme de curiosité futile. Le matin suivant, alors que nous nous rendions à la maison où vivait Gérôme, le long du rivage dépouillé mais magnifique de la baie Sainte-Marie où, il y a plus de trois siècles, des observateurs d’une autre race avaient aperçu d’autres bateaux, ceux de De Montes et de Champlain, j’ai demandé à notre conducteur, un Acadien français très intelligent qui avait toujours vécu dans les environs, ce qu’il pensait de cette histoire et s’il avait une idée de sa solution.
Allusion à une revanche de la mafia
« Eh bien, c’est difficile à dire, a-t-il répondu en hochant la tête lentement pour appuyer ses dires. Certains disent une chose et d’autres une autre. Certains disent que Gérôme a été trouvé il y a longtemps, vers 1862, d’autres disent qu’il était espion lors de votre guerre, j’ai aussi entendu dire qu’il appartenait à ce qu’on appelle la mafia, qu’il avait raconté un secret et qu’il avait été torturé, mais que sa vie avait été épargnée lorsqu’il avait promis de ne plus jamais reparler. Je ne sais pas. Je l’ai vu plusieurs fois. Il vit maintenant dans une des familles Comeau. Au début, il vivait chez un homme qu’on appelait « le Russe » – même s’il était Corse. Le vrai nom du Russe était Jean Nicolas et on l’appelait « le Russe » parce qu’il avait fui la guerre dans ce pays-là pour venir ici. Il est mort à présent. Je me dis souvent que Gérôme peut peut-être parler. Je ne sais. Peut-être qu’il va parler au dernier moment, juste avant de mourir. »
Nous circulions lentement le long de la baie en serpentant. Cette situation avait quelque chose de dramatique. La vérité était peut-être bien banale; ne pas la connaître laissait place aux spéculations les plus inattendues. Il semblait cruel, d’une certaine façon, de s’imposer auprès de cet homme, de faire de lui un objet de curiosité. Il s’agissait peut-être d’un homme intelligent et raffiné qui, même s’il ne le dirait pas, allait être contrarié par l’intrusion. D’un autre côté, il y avait la possibilité qu’il parle, que la vérité puisse être dévoilée et qu’une grave injustice puisse être partiellement réparée. Enfin, les longues années de silence l’avaient peut-être engourdi à un point qui dépasse la souffrance. De toute évidence, il n’était plus qu’une momie, qu’une carcasse d’humain.
Nous nous sommes finalement arrêtés devant une petite maison bâtie à une certaine distance de la route, sur le dessus d’une colline surplombant la baie. Notre conducteur est allé s’informer si l’on pouvait venir voir Gérôme. La porte avant était ouverte et on pouvait voir dans l’entrée deux petits enfants qui jouaient. Leurs rires semblaient accentuer la tragédie silencieuse qui se déroulait à l’intérieur.
Le conducteur est sorti de la maison et a hoché la tête. Nous pouvions entrer. Nous avons été accueillis par une jeune femme calme qui s’exprimait bien, la mère des deux enfants. Sa belle-mère et son mari, qui complétaient la maisonnée, étaient absents. Cette jeune femme vivait là avec Gérôme depuis qu’elle s’était mariée à M. Comeau, six ans auparavant. En nous accueillant, elle nous a menés dans une cuisine propre mais plutôt vide située au bout du hall d’entrée. Un grand fourneau de cuisine occupait le centre de la pièce. Une table et une chaise complétaient le mobilier. Nous n’avions pas remarqué au départ la présence de Gérôme et avons commencé à questionner Mme Comeau à son sujet. Nous étions passés à côté du poêle, mais maintenant que nous y faisions face, nous avons été surpris de voir qu’il était assis là, à côté du poêle, si près qu’il avait été impossible de le voir de l’entrée. À sa vue, nous avons eu un double choc, puisqu’en plus de ne pas nous attendre à le voir là, nous n’étions pas préparés à son apparence et à son attitude. Il était assis sur le plancher, la tête penchée, fixant ses mains qui étaient jointes sur ses cuisses. Ses deux jambes étaient amputées juste au-dessus des genoux. Il était bien habillé, avec une chemise et un pantalon cousus à la maison. Mais ce qui était frappant était son air intelligent. Il ressemblait tout à fait à un être humain normal. Il aurait pu parler, et intelligemment, à tout moment. Voilà la première impression qu’il donnait. Il semblait avoir moins de soixante-dix ans. Il était presque chauve.
Les cheveux qu’il avait à l’arrière des tempes, sa petite moustache et sa barbe taillée en pointe étaient de couleur grise. Sa tête était grosse et nous a impressionnés tant elle était bien formée. Le profil de son visage était très bien, surtout son nez qui était épaté et droit. Ses yeux semblaient grands et foncés, même s’il les a résolument tenus baissés au cours de cette première visite, nous ne pouvions pas très bien les voir.
Au premier coup d’œil, le trait le plus faible de son visage semblait être son menton, qui paraissait être court à partir de la bouche, mais en regardant son profil, je me suis aperçu que la position inclinée de sa tête semblait faire raccourcir son menton et qu’il était donc probablement de taille normale. Ses doigts étaient visiblement longs et fins. Il ne semblait pas avoir de trait racial particulier. Il aurait pu être américain. Nous avons cependant appris que sa peau avait auparavant été très foncée, dans quel cas il aurait très bien pu ressembler à un Italien ou à un Espagnol. Il avait la mine sévère. Cela indiquait peut-être du découragement et de la résignation, ou on aurait pu interpréter cela comme de la résolution et de la détermination acharnée. Avec tout le respect que je dois aux autres opinions exprimées ci-après, pour être parfaitement sincère et honnête envers le sujet, il importe de dire ici que cet homme d’apparence intelligente, assis là près du feu, la tête inclinée et l’air austère, a produit sur les trois membres de notre groupe un effet si fort qu’il nous a été impossible de parler librement en sa présence. Pour nous libérer, nous avons prétexté jouer avec les enfants qui s’amusaient bruyamment sur le plancher, totalement inconscients de quoi que ce soit d’alarmant chez la personne assise à côté du poêle. Alors que nous quittions la pièce, j’ai dit « Au revoir, Gérôme », et je me suis arrêté un moment pour l’observer. Il n’y a eu aucune réponse ni aucun changement dans son regard fixe.
Silencieux toutes ces années
La jeune femme nous a révélé qu’elle avait entendu Gérôme marmonner un peu à plusieurs reprises, mais qu’elle ne l’avait jamais entendu parler ou rire. À une ou deux reprises, on l’avait surpris à sourire à la vue des enfants, qu’il semblait bien aimer. Il n’avait jamais été malade, à l’exception de deux jours où il avait refusé de manger. Il ne regardait jamais les étrangers et gardait son visage à demi caché, comme je l’ai expliqué plus tôt. Même notre conducteur ne l’avait jamais vu plus clairement. On commentait souvent sa tête et son apparence générale qui semblaient refléter son intelligence.
Mme Comeau, avec qui Gérôme vit actuellement, n’a pu nous en dire beaucoup à son sujet, pas plus que les membres plus âgés de la famille ne le pourraient, nous a-t-on assurés. De toute évidence, il avait pris l’habitude de garder le silence et de rester effacé au cours des premières années après qu’on l’ait retrouvé. Qu’il ait ou non adopté cette habitude de son plein gré, elle faisait maintenant partie intégrante de sa personnalité. Sa condition s’expliquait peut-être par la souffrance et le choc qu’il avait subis juste avant d’être retrouvé, du moins il s’agissait là d’une explication partielle. Il semblait presque vain de tenter de savoir quel genre d’homme il avait été. Le plan le plus réaliste était de recueillir des renseignements sur la période ayant suivi immédiatement sa découverte. Cette période, précédant le moment où son esprit s’est refermé, s’il s’était bien refermé, pourrait nous donner des indices sur ce qu’il avait vécu, et c’est à cette tâche que nous nous sommes attelés.
Il a été difficile de trouver quelqu’un qui en savait beaucoup sur les premiers moments suivant son arrivée. Le prêtre qui l’avait visité et, à ce qu’on nous a dit, les hommes qui l’avaient retrouvé étaient tous décédés. Jean Nicolas, « le Russe », avec qui Gérôme avait d’abord vécu, était également mort. Il semblait presque impossible de trouver quelqu’un qui avait été intimement lié à lui. Finalement, par un coup de chance, nous avons trouvé une certaine Mme Doucet, une voisine de Saulnierville, la belle-fille de Jean Nicolas. Le conducteur de la diligence, qui avait habité près de chez elle depuis des années, n’était pas au courant de ce fait jusqu’à ce qu’il lui ait mentionné notre visite à Gérôme. Maintenant âgée de cinquante-six ans et mère de douze enfants, Mme Doucet habitait chez M. Nicolas lorsque Gérôme était arrivé dans cette maison et y était resté durant cinq ans, jusqu’à ce que la famille se disperse et Gérôme était alors parti vivre chez les Comeau. Mme Doucet est une Acadienne typique, la franchise et l’honnêteté se voient dans tous les traits de son visage fin et aimable. Jeune femme, elle était institutrice et elle maîtrise parfaitement l’anglais. Il est important de mentionner ici qu’à quatre-vingt-dix pourcent, la langue employée dans ce district est le français et que plusieurs des enfants ainsi qu’un nombre considérable d’adultes ne parlent pas du tout anglais. Nous avons été bien accueillis dans la douillette maison de ferme dans laquelle Mme Doucet vit avec sa grande famille, et une fois la raison de notre visite abordée, son intérêt a immédiatement été éveillé. Sa vivacité, propre aux Français, a été augmentée par son intérêt personnel pour le sujet, et nos innombrables questions ont trouvé une oreille attentive. Le récit de Mme Doucet va comme suit : --
« Je me souviens très bien du moment où Gérôme a été amené chez nous. J’étais une fillette de douze ans et je vivais avec mon beau-père, Jean Nicolas. On l’appelait « le Russe ». Avec vingt autres hommes, il s’était évadé d’une prison de guerre et était venu dans ce pays. Je ne sais si c’était la guerre de Crimée; j’étais très jeune lorsque j’ai entendu cette histoire-là. Il n’avait pas d’argent au départ et il gagnait sa vie en jouant de l’orgue dans le district de Clare. Il a économisé et a pu s’acheter un petit hôtel à Meteghan. Puis il est reparti visiter sa famille en Italie et est mort là-bas, mais ça, c’était cinq ans après la découverte de Gérôme. »
« Pourquoi a-t-on amené Gérôme chez vous? »
« Hé bien, vous voyez, mon beau-père parlait italien et d’autres langues aussi. Il avait la réputation de savoir parler plusieurs langues, mais ils croyaient surtout que Gérôme était Italien; il avait le teint si foncé. Lorsqu’il est arrivé, mon beau-père a essayé de lui parler, mais il ne disait rien. Ses jambes lui faisaient encore mal et il a fallu six mois pour qu’elles guérissent. Même si mon père n’arrivait pas à le faire parler, il l’a pris chez lui et s’est occupé de lui, gratuitement au départ, puis le gouvernement s’est mis à lui donner 2 $ par semaine. C’est ce qu’ils payaient également à la famille de Didier Comeau, où Gérôme est ensuite allé vivre. »
« Est-ce que Gérôme arrivait à comprendre ce qu’on lui disait? »
« Oh, oui; il comprenait, mais il ne parlait pas. Mon père parlait un dialecte italien que Gérôme comprenait, et qu’il pouvait parler aussi. Gérôme comprenait aussi le français et l’anglais, et peut-être aussi d’autres langues. Je l’ai déjà entendu prier en latin. Il devait être catholique : il avait un crucifix avec lui lorsqu’il a été retrouvé, et il avait l’habitude de faire le signe de croix. »
« Lorsque vous l’avez entendu faire ses prières en latin, le faisait-il d’une voix faible en marmonnant, ou alors d’une voix forte? »
« Il avait une bonne voix claire. Oh, il était capable de parler, il n’y a pas de doute là-dessus; mais il ne voulait pas parler; je n’ai jamais compris pourquoi. À plusieurs reprises, lorsqu’il avait l’esprit ailleurs, il parlait sans s’en rendre compte. Une fois, mon père lui a demandé à brûle-pourpoint d’où il venait, et il a répondu “Trieste”. Ensuite, il est devenu pâle et a eu l’air apeuré et il n’a pas reparlé pendant un long moment. Il a semblé effrayé après coup, ces quelques fois où il a parlé, mais une fois en particulier. C’était un soir où il semblait tranquille et heureux, et mon père lui a demandé le nom du bateau sur lequel il était venu et il a répondu du tac au tac qu’il s’agissait du Colombo. Puis il est devenu livide et s’est mis à trembler violemment et a semblé plus effrayé qu’il ne l’avait jamais été. Pour cette raison, nous avons cru qu’il avait donné le véritable nom. Avec nous, les enfants, il ne faisait pas aussi attention de demeurer silencieux. Quand nous étions seuls avec lui, il nous nommait les choses en langue étrangère. L’eau, c’était agua, qu’il m’a dit une fois, et blanco est un autre mot dont je me souviens. Je ne sais pas s’il pouvait parler espagnol.
« Je ne crois pas que mon beau-père le parlait lui non plus. Lorsque Gérôme nous parlait comme ça à nous, les enfants, nous le disions à nos parents lorsqu’ils entraient et mon père disait : “Gérôme, tu parles aux enfants, pourquoi tu ne me parles pas à moi?” Mais il ne marmonnait que “No”. Il aimait bien les enfants. Lorsqu’on assoyait des petits enfants sur ses genoux, il leur caressait la tête, mais il ne levait pas les yeux.
« Au début, il dormait toute la journée et restait éveillé toute la nuit. Il sortait sur le toit ou à l’extérieur au beau milieu de la nuit et regardait l’océan et observait les étoiles durant de longs moments. Un soir, alors qu’il regardait les étoiles, mon beau-père a tenté de lui faire peur. Il a mis un drap sur des bâtons et les a présentés soudainement à Gérôme. Il a regardé l’objet en silence, puis est retourné dans la maison, mais s’est retourné pour regarder de nouveau. Mon père est alors allé vers lui et lui a dit : “Gérôme, c’est le diable.” Gérôme a répondu “Le diable n’est pas blanc”, puis il est entré dans la maison et y est resté. Je ne crois pas qu’il soit sorti pour regarder les étoiles après ça.
« Nous avons cru qu’il avait l’habitude de travailler la nuit et que c’était pour cette raison qu’il avait l’habitude de dormir le jour et de rester éveiller toute la nuit, mais après un certain temps il a pris les mêmes habitudes que nous. Une fois, je l’ai vu dormir dans l’herbe vers midi et ses yeux semblaient ouverts et regarder directement le soleil. »
« Est-ce qu’un chirurgien est venu évaluer sa santé mentale? »
« Je ne sais pas. Il n’était jamais malade et personne ne savait quoi penser de lui. Oui, il faisait parfois des choses étranges. Il se fâchait quand il voulait quelque chose, parce qu’il ne le demandait pas, et ça le rendait nerveux. Il n’était pas toujours aussi silencieux que lorsque vous l’avez vu. Une fois, je l’ai vu se couper les ongles avec un couteau jusqu’à ce qu’ils saignent. Une autre fois, alors qu’il croyait être seul, je l’ai vu se tenir le visage entre les mains comme s’il souffrait, puis se tirer les cheveux. Une autre fois, je l’ai vu mettre ses mains sur le poêle brûlant. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il se torturait pour expier ses péchés, mais on a déjà entendu des histoires semblables. Il entrait aussi parfois dans des accès de colère.
« Un soir, un chat a sauté sur son lit et il l’a pris et lui a arraché la tête. »
« Était-il fort physiquement? »
« Il était très fort, parfois, devant les visiteurs, il faisait des exploits physiques. Il sortait, se rendait à la corde de bois et tendait les bras et nous y empilions des bûches. Nous n’arrivions jamais à en mettre assez pour lui faire fléchir les bras. Il marchait ensuite jusqu’à la maison avec l’énorme charge, les bras toujours droits devant lui, mais en regardant toujours par terre. Oh oui, il arrivait très bien à marcher une fois que ses jambes ont été guéries. Quand nous étions seuls, il jouait avec moi et il pouvait courir aussi vite que moi. »
« Lui arrivait-il de rire? »
« Je l’ai vu rire une fois, et c’était une des fois où il avait parlé, aussi. Une jeune femme de couleur du voisinage qui s’en allait à son mariage s’était arrêtée en chemin pour nous montrer de quoi elle avait l’air. Quand Gérôme l’a vue, j’ai remarqué qu’il a ri. Une fois la femme de couleur partie, nous lui avons demandé pourquoi il avait ri, et il a répondu “Les fleurs blanches sur le visage noir”. Une autre fois, il a parlé alors que nous faisions des bonbons. Il a dit “Donnez-moi un caramel”. Il parlait toujours comme s’il ne s’en rendait pas compte et démontrait toujours par la suite des signes de peur, mais jamais autant que la fois que je vous ai racontée plus tôt, celle où il a dit le nom du bateau. »
« Comment étaient ses manières au cours de ces premières années? »
« Il avait de bonnes manières, surtout à table. Il inclinait la tête au départ, lorsqu’on lui servait sa nourriture. Il adorait la soupe. Il ne buvait que de l’eau claire—jamais de thé, de café ou d’alcool. Un docteur a déjà essayé de lui donner du whiskey pour lui délier la langue, comme on dit. Gérôme n’a pas voulu y toucher et a marmonné un mot qui selon mon père signifiait médicament. Et il avait toujours peur des médicaments.
« Nous avons pensé qu’il avait peut-être déjà été drogué—peut-être que c’était quelque chose qu’ils lui avaient donné avant l’opération. Et peut-être que la raison pour laquelle il aimait tant la chaleur du soleil et du poêle était parce qu’il avait tellement souffert du froid le soir où on l’avait laissé sur le rivage. Il se lavait beaucoup les mains. Je l’ai vu se les laver, laver et laver encore. Gérôme m’a dit une fois que ses jambes avaient été blessées par des chaînes et qu’elles avaient été coupées sur une table. Non, je ne lui ai pas demandé si les chaînes étaient celles qui servaient sur le bateau ou s’il avait été un prisonnier enchaîné. Oui, si on se fie à sa grande force physique, il est possible qu’il se soit blessé en tentant de se défaire de ses chaînes. Je ne sais pas quel genre de vêtements il portait lorsqu’on l’a retrouvé. Certains disent qu’il portait un uniforme d’officier. Mais je n’ai jamais cru cette histoire. Il se tenait certainement très droit, même lorsqu’il était assis. Je ne saurais dire s’il avait eu une formation militaire. On raconte tellement de choses sur Gérôme que je ne sais plus quoi croire. Certains disent que le bateau sur lequel il est arrivé était très gros et c’est pourquoi ils croient que c’était un navire de guerre. J’ai oublié de dire qu’il semblait beaucoup aimer ma mère. Lorsqu’elle est morte, il s’est rendu à son lit et lui a examiné les pieds et les orteils. Lorsqu’il a été convaincu qu’elle était bien morte, des larmes ont commencé à couler sur ses joues et il a pris la croix dans ses mains et il est resté assis à ses côtés un long moment. Je ne l’ai jamais vu lire ou écrire. Il doit avoir tout près de soixante-quinze ans à présent. »
« Quand avez-vous vu Gérôme pour la dernière fois? »
« Il y a environ dix ans. Je ne l’avais pas revu depuis deux ans, mais il m’a tout de suite reconnue. Il a pris mes mains dans les siennes, comme s’il était content de me voir. »
Mme Doucet a dit qu’elle était tout à fait d’accord pour aller rendre une autre visite à Gérôme, et nous avons pris les arrangements pour s’y rendre ensemble le lendemain. Nous voulions voir s’il allait parler en revoyant cette vieille amie. Les choses que Mme Doucet nous avait dites avaient quelque peu atténué notre stupéfaction, qui n’aurait pas été plus grande si nous nous étions trouvés devant un véritable sphinx, même si, après tout, ces renseignements imprévus n’arrivaient pas à dissiper totalement l’aura de mystère entourant cet homme étrange.
C’est avec des sentiments différents, donc, mais avec un intérêtencore plus vif, que nous sommes entrés pour la deuxième fois dans la maison de ferme de la colline, derrière les portes que, selon ce que nous a dit Mme Comeau, Gérôme avait refusé de franchir depuis quinze ans. Les petits enfants s’amusaient toujours aux alentours. La cuisine étincelait, propre et dénudée, à l’autre bout de l’entrée. Cette fois-là, nous nous sommes d’abord rendus dans un petit salon situé à gauche, où une autre porte menait à la cuisine. Il a été convenu que Mme Doucet allait entrer seule dans ladite pièce et qu’elle parlerait à Gérôme. Il était encore assis à côté du poêle, mais dans une position qui permettait de le voir parfaitement de l’autre pièce.
Mme Doucet est entrée dans la cuisine. Gérôme regardait par terre, comme lors de notre première visite, et ne l’a pas remarquée tout de suite. En s’approchant de lui, elle a dit « Bonjour, Gérôme » et s’est arrêtée près de lui en lui tendant la main.
Gérôme a eu un mouvement de recul et a vite relevé les yeux tout en levant la main comme s’il allait frapper, mais l’a redéposée tout de suite et, se retournant à demi, a repris sa première position.
Mme Doucet, pas du tout effrayée, a continué de s’adresser à lui en français, lui disant « Tu ne me reconnais plus, Gérôme? » Gérôme s’est alors retourné vers elle et l’a regardée en plein dans les yeux. Depuis la pièce d’à côté, nous pouvions à présent voir son visage distinctement. Ses yeux, comme nous l’avions prédit, étaient grands et foncés. Son menton était normal. L’expression de son visage semblait intelligente. Après avoir observé Mme Doucet pendant un moment, il nous a jeté un rapide coup d’œil, puis a regardé par terre et a de nouveau regardé Mme Doucet, comme pour s’assurer que sa première impression était bonne. Cela, ajouté à ce qui suit, prouvait clairement que Gérôme reconnaissait son amie de longue date. Par la suite, et toutes les personnes présentes en ont été témoins, Gérôme a tenté de parler. Il n’y a aucun doute là-dessus.
Mme Doucet, s’adressant toujours à lui, a dit, « Pourquoi ne me parles-tu pas Gérôme? »
Gérôme s’est alors tourné vers elle et, de façon indistincte et gutturale, a marmonné plusieurs syllabes, tentant visiblement de lui dire quelque chose.
Mme Doucet a dit : « Je ne te comprends pas, Gérôme. Parle plus fort. »
Gérôme s’est alors penché vers elle, comme le font ceux qui tentent à tout prix de bien se faire comprendre, et a marmonné de nouveau, un peu plus clairement cette fois, dans un effort visible d’articuler distinctement. Il a ensuite fait une troisième tentative, tout aussi infructueuse, qui nous a cependant permis de comprendre qu’il tentait de dire la même chose chaque fois. Il est possible que le désir de ses auditeurs de l’entendre parler les ait poussés à entendre dans les marmonnements de Gérôme plus d’intelligibilité qu’il n’y en avait en réalité, mais selon Mme Doucet et les autre personnes présentes, il aurait tenté de dire « Je ne peux pas » (en français). Les quatre syllabes, son ton sans réplique, la situation laissent peu de doute sur ce qu’il a tenté de dire. Ce sur quoi il n’y a aucun doute, c’est qu’il a tenté de dire quelque chose.
Mme Doucet a continué de lui parler, et je me suis adressé à lui en espagnol, mais lorsque la vérité est devenue évidente et que Gérôme, mal à l’aise, s’est de nouveau retourné vers le poêle, il a semblé de mise, par bonté, de le laisser seul.
Notre seconde visite a donc permis de prouver de façon concluante que les longues années passées sans utiliser ses organes vocaux faisaient en sorte qu’il était maintenant incapable de parler. Les organes vocaux avaient perdu leur souplesse, avaient arrêté de fonctionner, et ce qui était vrai pour eux l’était certainement pour son cerveau réprimé. L’impression que nous avions eue lors de la première visite, basée sur les histoires que nous avions entendues, à l’effet qu’il pouvait parler s’il le voulait et qu’il était un homme normalement intelligent, semblait donc être erronée; mais il était encore impossible de se rendre compte, avec la victime en chair et en os devant nous, que la tragédie était chose du passé.
Nous avons appris que le premier médecin à s’être occupé de Gérôme, le Dr Patton, est maintenant mort, mais que résidait à Annapolis Royal un certain Dr Robinson, qui avait déjà pratiqué à Meteghan et qui avait vu Gérôme peu de temps après qu’il ait été retrouvé. Nous avons également appris que le juge Savary, le juriste et historien néo-écossais bien connu, vivait également à Annapolis, qu’il avait déjà écrit sur Gérôme et qu’il pourrait même nous fournir des renseignements précis. Même si cette ville des plus intéressantes, que les Français et la deuxième colonie européenne du continent appelaient autrefois Port Royal, ne nous avait pas attirés avant que nous ayons entendu parler de Gérôme, cette opportunité d’en apprendre plus sur une affaire étrange nous aurait alors convaincus de nous rendre à Annapolis.
En arrivant dans la vieille ville, nous avons été informés que le Dr Robinson avait déménagé dans l’ouest du Canada. Faute de s’entretenir avec lui en personne, une correspondance s’est établie et, au fil du temps, nous avons reçu la lettre courtoise qui suit :
MONSIEUR,
J’ai reçu votre lettre samedi dernier, et j’ai le plaisir de vous annoncer que je me souviens de ce mystérieux Gérôme. J’ai bien peur que le temps ait effacé une partie de son histoire, puisque je n’ai pas mis les pieds à Meteghan depuis bien des années, mais les points principaux sont toujours assez intacts dans ma mémoire.
Je me suis rendu à Meteghan pour pratiquer en avril 1862, je crois, et le village était alors énervé à cause de cet incident bizarre. Je ne me rappelle pas combien de temps avant mon arrivée on avait retrouvé le pauvre homme, mais je pense que ce devait être à l’été de 1861, peut-être même plus tôt; quoi qu’il en soit, le sujet de conversation le plus courant était l’étranger. On m’a raconté que deux enfants étaient sortis de chez eux tôt le matin et, sur le rivage, avaient vu un homme assis sur les roches un peu plus loin. Comme vous le savez probablement, la marée monte haut dans la baie de Fundy puisque la pente du rivage est douce. La distance entre l’endroit où s’arrête la marée haute et celui où s’arrête la marée basse doit être de près d’un quart de mille. La marée descendait et la personne devait être à mi-chemin entre la démarcation de la marée haute, là où se trouvaient les enfants, et l’endroit où était rendue la marée à ce moment-là. Au loin, on a aperçu un bateau qui s’en allait.
Ils sont retournés à la maison, ont tout raconté à leurs parents, et ils se sont ensuite rendus à la plage.
Ils ont trouvé un homme assis sur une roche, les jambes coupées au-dessus des genoux. À côté de lui, il y avait une cruche d’eau et une miche de pain noir. Il semblait hébété et ils n’ont rien pu tirer de lui pour expliquer comment il s’était retrouvé dans cet état critique. Je ne sais pas ce qui s’est passé avec lui dans les moments qui ont suivi. Des gens sont venus de partout pour le voir. Tout n’était que conjecture. Ils ont réussi à s’assurer d’une chose, toutefois : lorsqu’un prêtre catholique lui a rendu visite, Gérôme a fait le signe de la croix, ce qui porte à croire qu’il était romaniste. Lorsque je l’ai vu pour la première fois en avril 1862, il n’avait pas été capable de prononcer un mot. Il émettait parfois des sons gutturaux, mais ils étaient plutôt indistincts. Et maintenant, je vais répondre à vos questions point par point.
*** Je crois qu’il a été retrouvé à l’été ou à l’automne de 1861.*** Il ne m’a pas donné l’impression d’être un marin. Il ne m’a jamais semblé raffiné ou instruit. En me fiant à son apparence, à la forme de sa tête et à d’autres signes que vous pouvez comprendre mieux que je ne peux les décrire. Je ne crois pas qu’il n’ait jamais été un homme intelligent; je dirais même qu’il semblait plutôt simple d’esprit. Il m’a semblé être un Italien qui avait probablement fait partie d’une de ces sociétés secrètes, comme la mafia, et qu’il s’était retrouvé d’une manière ou d’une autre en possession de renseignements qui le rendaient dangereux et qu’on s’était débarrassé de lui de cette façon. C’était là ma première impression, mais en y repensant bien, je me suis demandé si, en supposant que tel était bien le cas, ils n’auraient pas utilisé une autre façon de se débarrasser de lui, puisque comme le dit l’adage « Morte la bête, mort le venin ».
Pour terminer cette partie de mon histoire, je crois que la peur lui avait fait perdre le peu de moyens qu’il possédait. Vous me demandez si j’ai déjà conversé avec lui? À ce que je sache, jusqu’au moment de mon départ de Meteghan et même longtemps après, il n’a jamais prononcé une seule phrase ou un seul mot intelligible, bien que je croie qu’il puisse faire connaître ses désirs quand il le veut bien. Il y a eu bien peu de changement ou pas de changement dans son apparence et dans ses manières avec les années. Je suis resté en poste à Meteghan durant cinq ans, et puisqu’il vivait chez Jean Nicolas, dont la maison était située à moins de cinquante verges de la mienne, je le voyais bien entendu tous les jours dans le portique lorsqu’il faisait beau. Il ne semblait pas remarquer les passants. Je suis allé le voir à titre professionnel pour des maux bénins et, lorsque j’ai voulu voir sa langue, je lui ai bien sûr demandé de la sortir. Il ne comprenait pas et ne pouvait donc pas la sortir. J’ai alors dû mettre mes doigts sur son menton et pousser vers le bas pour lui faire ouvrir la bouche, tout en sortant ma propre langue. Il m’imitait alors de façon hésitante. Bien entendu, cela était en partie dû au fait qu’il ne connaissait pas notre langue, mais il était d’un naturel borné et stupide. Je ne crois pas que son silence était intentionnel. Évidemment, on a toujours émis l’hypothèse qu’il pouvait faire ou avoir fait partie d’une société secrète et qu’il était, conséquemment, sous serment. Plusieurs années après mon départ pour Annapolis Royal, dans le comté voisin, j’avais l’habitude de faire des visites à Meteghan, puisqu’on y requérait mes services, et je voyais toujours la pauvre créature assise dans le portique, et les gens qui s’en occupaient m’ont dit qu’il entrait parfois dans de violents accès de colère. Mon ami le juge Savary d’Annapolis Royal a mis cette affaire par écrit.
*** Si vous écriviez au curé de la paroisse de Meteghan, je suis pratiquement certain qu’il serait heureux de vous donner plus de détails sur sa vie et sa condition actuelle. Mes vieux amis, les pères Blanchest et Darby, ont quant à eux payé leur tribut à la nature. Je ne connais pas le nom de l’actuel curé de la paroisse, mais je suis certain qu’il pourrait vous fournir plus de détails. ***
Il me fera plaisir de vous fournir plus de renseignements. Entre-temps, je demeure, cher Monsieur, votre dévoué serviteur.
AUGUSTUS ROBINSON
Carstairs, Alberta, 10 sept. 1906.
La divergence d’opinion quant aux aptitudes de Gérôme est curieuse. Son air intelligent actuel, décrit plus tôt, peut peut-être s’expliquer en partie par son âge; mais s’il est vrai qu’au cours des dernières années de la vie, les caractéristiques purement personnelles tendent à s’estomper pour laisser place à celles qui sont héréditaires, l’apparence actuelle de Gérôme indiquerait plutôt qu’il possédait de bons gènes. La question à savoir s’il était un « gentleman » et un « homme influent » est bien sûr importante puisque la réponse dicterait le degré de complexité des évènements ayant mené à son abandon. Quoi qu’il en soit, il était un homme et le crime, si crime il y a eu, est aussi grave dans un cas comme dans l’autre.
Le juge Savary, qui s’est gentiment mis à notre disposition, croit que Gérôme n’occupait pas un rang très élevé dans l’échelle sociale—probablement un simple marin. Toutefois, toujours selon le juge, « il devait avoir des amis et de la famille quelque part qui ont souffert en constatant qu’il ne revenait pas, et je regrette qu’une enquête n’ait pas été menée immédiatement après l’évènement. Je vivais à cette époque à Digby, qui se situe dans le même comté, mais je n’ai entendu parler de l’affaire qu’un an plus tard. Non, je n’ai rien écrit à son sujet, sinon une lettre de temps à autre pour rectifier des histoires parues dans les journaux. » S’il a fallu si longtemps avant que l’histoire ne soit entendue, c’est peut-être en raison du fait que les Français vivant le long de la baie Sainte-Marie forment une communauté distincte.