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La Presse 27 avril 1920, p. 1 LE MARTYRE D'AURORE GAGNON L'ACCUSÉ, QUE DOMINAIT L'INFAME MEGERE, FLAGELLAIT LA PAUVRE ENFANT POUR LES MOTIFS LES PLUS FUTILES D'après les enfants de Gagnon et ceux de sa seconde femme, la condamnée à mort, celle-ci s'ingéniait à trouver dans son diabolique cerveau des raisons pour compromettre l'innocente victime aux yeux de son père. NOUVEAUX DETAILS REVOLTANTS (Du correspondant de la PRESSE) Tout porte à croire que cette nouvelle et triste affaire tire à sa fin. La Couronne a terminé sa preuve ce matin et la défense ne paraît pas devoir être très longue. Cette défense consisterait à peu près en ceci: "l'accusé admet bien avoir battu l'enfant mais l'avoir battue pour la corriger comme cela se fait dans maintes familles; s'il a été violent, c'est parce qu'il était "monté" par sa femme qui lui faisait croire que l'enfant était un tissu de défauts et de vices; il n'a jamais eu l'intention de faire mourir l'enfant. GEORGES GAGNON Ce témoin, le premier entendu ce matin, est le propre fils de la condamnée à mort. Comme Gérard, entendu hier, il est né du premier mariage de la marâtre avec feu Napoléon Gagnon, un cousin de Télesphore Gagnon, l'accusé. Il dit que l'été dernier son beau-père travaillait aux champs et revenait le soir. Il a entendu son beau-père battre Aurore avec un fouet à boeuf en haut dans la maison. Il était en bas et entendait crier Aurore. L'été dernier, le père a aussi battu Aurore avec une hart. L'hiver dernier, le père a battu Aurore avec une hart parce que la mère avait dit qu'Aurore avait couché dans la grange. Ce n'était pas vrai. Georges dit qu'Aurore avait beaucoup de blessures le jour de sa mort, entre autres une "plaque" sur le front. Depuis combien de temps demande le juge. -Depuis trois ans. L'enfant ne comprend évidemment pas très bien. Georges raconte que sa mère cachait de l'argent dans le tour de cou d'Aurore pour faire croire au père que c'était une voleuse, et les autres mensonges que l'on sait. Il dit que son beau-père ne l'aurait pas battu si la mère n'avait pas dit ces choses. M. ODILON AUGER Ce témoin vient ensuite raconter qu'il a travaillé l'an dernier avec l'accusé. Ce dernier lui a dit qu'Aurore était une enfant dure à élever, qu'il l'avait battue jusqu'au sang avec un fouet à boeufs. Le témoin lui demande s'il n'avait pas eu recours à la douceur. Télesphore répondit que oui. En janvier dernier, Télesphore lui a dit qu'il ne battrait plus son enfant parce que "cela était inutile." Le témoin se trouvait avec l'accusé quand Alph. Chandonnet est allé lui apprendre la mort d'Aurore. L'accusé a demandé à M. Chandonnet si l'on avait fait venir le prêtre. M. Chandonnet répondit qu'il y avait eu un prêtre, un médecin et un juge de paix. L'accusé exprime sa surprise de la mort d'Aurore, disant qu'il l'avait vue le matin et qu'elle était bien. M. EUGENE LEMAY Ce témoin dit que l'été dernier, il a constaté qu'Aurore avait une blessure au pied. Il ne sait pas si c'est Télesphore ou sa femme, mais l'un des deux lui a dit que c'était un enfant du village qui avait lancé une pierre à Aurore. Après un quart d'heure de suspension d'audience, M. Lachance déclare close l'enquête de la Couronne, se réservant le droit de faire entendre subséquemment le Dr Marois pour établir qu'un traitement convenable eût pu guérir les blessures d'Aurore Gagnon. M. Francoeur dit que le Dr Marois ne peut jurer cela. Dans ce cas il faudra que la défense fasse entendre des témoins pour établir le contraire. M. ALPH. POULIOT Le greffier de la Cour criminelle est le premier témoin entendu par la défense pour déposer devant le tribunal le contrat de mariage entre Marie-Anne Houde et l'accusé; l'acte d'accusation contre Marie-Anne Houde; le verdict de culpabilité de meurtre; la sentence de mort contre Marie-Anne Houde, etc. M. Francoeur demande aussi de mettre devant le jury les noms des témoins entendus durant le premier procès. Le juge Désy demande pourquoi cette procédure. M. Francoeur insiste et la Cour le permet. MARIE-JEANNE GAGNON Le témoin, fille de l'accusé Télesphore Gagnon et soeur de l'enfant martyre, a continué son témoignage à l'audience d'hier après-midi. En réponse à M. Fitzpatrick, elle dit que dans les deux jours précédant la mort d'Aurore, elle a cru qu'Aurore allait mourir. Elle n'a pas eu connaissance que son père ait fait appeler le médecin dans ce temps-là. -As-tu dit à ton père, que tu pensais qu'Aurore allait mourir? LE MARTYRE D'AURORE GAGNON Suite de la première page débarrassée. Je vais me croire dans le paradis". Marie-Jeanne ajoute qu'Aurore était une fille obéissante. Sa belle-mère essayait de la faire passer pour voleuse, prétendant qu'elle possédait tous les vices imaginables, mais c'étaient "des menteries", ajoute Marie-Jeanne. Interrogée par M.Francoeur, Marie-Jeanne Gagnon dit que, dans les premiers temps du mariage de son père avec Marie-Anne Houde, cela a bien été. Mais ça a commencé à aller mal l'été dernier, après le retour d'Aurore de l'hôpital. L'automne dernier, cela a bien été durant un mois, après quoi on s'est remis à battre Aurore. Elle se rappelle que son père a battu Aurore avec un fouet l'été dernier. Presque tous les soirs, la mère racontait au père les "prétendues mauvaises actions" qu'Aurore aurait commises dans la journée et le père battait Aurore. Mais quand la mère avait beaucoup battu Aurore dans la journée elle ne racontait pas de prétendues mauvaises actions d'Aurore au père. La dernière fois que le père a battu Aurore, c'est au commencement de février. Il n'a jamais battu Aurore sans que la mère lui ait fait de faux rapports sur la conduite d'Aurore. Une fois la mère a déposé des saletés dans les habits du père et elle a mis cela sur le compte d'Aurore qui "attrapa une volée du père. Les blessures qu'avait Aurore lors de sa mort avaient été causées pour la plupart par sa belle-mère; mais pas toutes, dit l'enfant qui déclare : il y avait aux jambes des blessures qui avaient été causées par le père. Marie-Jeanne jure que c'est en tombant sur le poêle que Aurore s'est blessée à un oeil un jour de janvier dernier. Sa belle-mère soigna cette blessure avec des compresses de lait bouilli et de pain, et la blessure désenfla. Mais aussitôt après, elle lança un éclat de bois à la figure d'Aurore et lui blessa l'autre oeil. Le père était absent à ce moment. Le père a passé le commencement de l'hiver à travailler dans un chantier et il était absent durant le jour. Il rentrait vers quatre heures et demie ou cinq heures. Marie-Jeanne déclare en plus que son père a battu Aurore une fois dans la grange, et ce parce qu'Aurore était sortie nu-pieds. Mais elle ajoute que si Aurore était ainsi sortie nu-pieds, c'était parce que sa belle-mère "cachait ses chaussures". Le témoin raconte qu'un jour l'ignoble belle-mère a forcé Aurore à manger le contenu d'un vase de nuit : elle est allée raconter cela au père. Elle admet que sa belle-mère tachait de faire passer Aurore pour folle. Elle croit que son père n'aurait jamais battu Aurore sans les faux rapports de la mégère. Il était bon pour ses autres enfants. Il les a battus de temps en temps pour les corriger, comme cela se fait partout : "mais pas souvent et pas fort". Le témoin se rappelle que l'été dernier son père lui a demandé de mettre de l'onguent sur les jambes d'Aurore. On lui demande pourquoi elle n'a jamais narré à son père les mauvais traitements que sa belle-mère infligeait à Aurore et pourquoi elle ne lui a pas dit que tous les rapports de sa belle-mère sur les prétendus vices d'Aurore étaient des mensonges. Elle répond que sa belle-mère lui avait défendu de dire un mot de tout cela. L’infâme marâtre menaçait aussi, dit le témoin, les autres enfants de la maison de leur en faire autant s’ils soufflaient un mot. La belle-mère faisait même croire aux enfants que s’il disaient un mot de ce qui se passait à qui que ce soit, le père lui-même leur en ferait autant qu’à Aurore. Alors aucun enfant n’a dit un mot même devant le coroner. Marie-Jeanne dit qu’il y a deux ans que son père ne l’a battue. GERARD GAGNON On entend ensuite le propre fils de la condamnée à mort, Gérard Gagnon, né du premier mariage de la mégère, laquelle avait épousé un homme qui s'appelait Gagnon, tout comme son second mari. Le témoin est donc le fils de Marie-Anne Houde et de feu Napoléon Gagnon. Celui-ci était un cousin de Télesphore, l'accusé. Le garçonnet est âgé de 9 ans. Il est un peu sourd. Gérard vient de sortir de l'hôpital privé du Dr Dussault, où la Cour est allée entendre son témoignage la semaine dernière, dans le procès de sa mère. Il dit qu'il a vu son beau-père battre Aurore avec un manche de hache, l'été dernier. C'était parce qu'elle portait le couvercle de la canistre à lait sur sa tête. Il reconnaît le manche de hache qu'on lui montre; mais il fait remarquer que ce manche de hache est plus court qu'il ne l'était, ayant été coupé par l'accusé. Il a aussi vu l'accusé battre Aurore avec une hart. L'hiver dernier, il a vu l'accusé battre Aurore avec un fouet à boeuf dans le haut de la maison... ou plutôt, il ne l'a pas vu, car il était en bas; mais il entendait siffler le fouet et il entendait Aurore crier, par la grille du tuyau du poêle. Après avoir accroché le fouet derrière l'escalier, le père dit : "Elle va en avoir autant demain." C'était quinze jours avant la mort d'Aurore. Gérard se rappelle aussi que son beau-père a battu Aurore et Marie-Jeanne avec un fouet, l'automne dernier, le même jour. Il dit que son beau-père n'a jamais été présent quand sa mère battait Aurore ou la brûlait avec un tisonnier rougi. Quelques-unes des blessures d'Aurore étaient visibles, d'autres ne l'étaient pas. A la fin elle avait une grosse bosse molle sur la tête. Il est arrivé à la mère — sa mère à lui — de dire au mari qu'elle avait battu Aurore dans la journée parce que la fillette n'écoutait pas. Gérard dit que son beau-père a battu Aurore dans la grange parce qu'elle était sortie dehors nu-pieds, mais c'était la mère qui forçait ainsi Aurore à sortir nu-pieds. Il admet que chaque fois que le père battait Aurore, c'était parce qu'il croyait qu'elle le méritait. Quand la mère racontait des choses épouvantables sur le compte d'Aurore, le père n'attendait pas et il donnait la volée à Aurore. La mère forçait Aurore à admettre que toutes les horreurs qu'elle lui reprochaient étaient vraies. Aurore commençait d'abord par nier, puis elle avouait que c'était vrai. Quant à la chute d'Aurore sur le poêle, Gérard jure que c'est Marie-Jeanne qui a poussé Aurore. Me Francoeur a fait subir un long interrogatoire à Gérard Gagnon qui a relaté les vices attribués par sa mère à Aurore. Le père croyait toutes ces choses que d'ailleurs sa mère forçait Aurore à avouer, et ce n'est que dans ce temps-là que le père se fâchait et qu'il battait Aurore. UN INCIDENT SE PRODUIT Un incident piquant s'est passé à ce moment. Me Francoeur demandait des détails sur la scène du vase de nuit dont Aurore a été forcée par sa belle-mère à manger le contenu. Me Francoeur demande à Gérard ce qu'il y avait dans ce vase. L'enfant hésite un instant, puis jette le mot ... On entend alors des ricanements dans la salle. Et Me Francoeur de s'écrier : "Ceux qui rient de cela devraient bien en manger". Gérard assure que son beau-père a toujours été bon pour lui. Il ne lui a jamais rien dit de ce que sa mère faisait, parce que cette dernière menaçait de lui faire comme à Aurore s'il disait un mot. UNE SEPTUAGENAIRE ENTENDUE Le témoin suivant est Madame Télesphore Badeau, 72 ans, de Sainte-Philomène. Elle déclare que l'été dernier, chez un de ses fils, "Jimmie" Badeau elle a entendu Télesphore Gagnon lui dire qu'Aurore était bien dure à élever, qu'il ne savait qu'en faire et qu'il l'avait battue jusqu'à en être "resté", mais que cela avait été inutile. Madame Badeau lui fit remarquer qu'il battait Aurore comme on fait d'un chien et elle lui demanda s'il ne craignait pas de la tuer. Elle lui conseilla d'envoyer l'enfant au couvent. Cette version termine l'audience d'hier après-midi. LA SOEUR DE LA PETITE AURORE La partie du témoignage ci-dessous, celui de Marie-Jeanne Gagnon, n'ayant été publié que dans notre édition extra, nous croyons devoir le répéter ici. Marie-Jeanne est la soeur propre de la fillette martyre. Ce témoignage a été rendu à l'audience d'hier avant-midi, laquelle audience fut ajournée à 12 h. 30. Marie-Jeanne est interrogée par M. Fitzpatrick, qui lui demande si son père battait Aurore. Il la battait des fois, dit Marie-Jeanne. -Avec quoi? On montre au témoin les harts qui ont servi à la preuve dans l'autre procès, mais Marie-Jeanne dit que les harts dont se servait son père étaient plus longues que cela. Marie-Jeanne admet que son père a battu Aurore en haut, sans qu'elle le vît. Elle peut dire cela, parce que d'en bas, elle entendait le sifflement du fouet. Avant tous ces mauvais traitements, Aurore était en bonne santé. Un peu avant midi, Marie-Jeanne éprouve une faiblesse et ne peut continuer son témoignage. Le juge suspend l'audience pour quelques minutes; l'audience reprend à midi et dix. Marie-Jeanne paraît très faible. Elle continue tout de même son témoignage. Elle déclare qu'elle ne sait pas si son père a eu connaissance des marques et des blessures causées à Aurore par sa mère. -Tu n'en as jamais parlé à ton père? Le témoin relate ensuite à voix très basse, un fait d'une horreur extrême. -Un jour en janvier, pendant que le père était en bas dans la cuisine, la mère a envoyé Aurore chercher le vase de nuit et elle a obligé Aurore à en manger le contenu. Le juge insiste pour savoir si l'accusé était bien là, quand cela s'est passé, et Marie-Jeanne répond que son père était en bas, quand la dégoûtante scène se passait en haut. Quand Aurore redescendît, cela paraissait aux coins de sa bouche. Ajournement. Source: Correspondant La Presse, "Le martyre d'Aurore Gagnon. L'accusé, que dominait l'infâme mégère, flagellait la pauvre enfant pour les motifs les plus futiles," La Presse (Montréal), avril 27, 1920.
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