La Presse, 21 avril 1920, p. 1 DERNIERE PHASE D'UNE CAUSE CELEBRE LA FEMME GAGNON CONNAITRA PROBABLEMENT A LA FIN DU JOUR LE SORT QUE LUI RESERVENT LES JURES DE LA COUR D'ASSISES DE QUEBEC Les plaidoiries sont commencées à l'audience de ce matin et c'est Me Francoeur, défenseur de la marâtre, qui a la parole.- La salle où siège le tribunal est bondée d'auditeurs. LES DERNIERS TEMOIGNAGES ENTENDUS La version du Dr Brochu, corroborée par le surintendant de l'asile Saint-Jean de Dieu, qui dit que l'accusée était saine d'esprit lorsqu'elle a commis ses crimes. LE Dr DEROME EST CATEGORIQUE (Du correspondant de la PRESSE) LES PLAIDOIRIES Les plaidoiries dans l'affaire de la femme Gagnon, ont été prononcés ce matin, en présence d'une foule énorme, qui fait oublier que le huis clos a été décrété, au commencement du procès. Me Francoeur, défenseur de l'accusée, a parlé le premier; il s'est attaché à prouver l'irresponsabilité de l'accusée, précisément à cause de la monstruosité des actes qui ont été établis devant le tribunal. Il énumère tous les actes de cruauté que nous avons relatés, faisant remarquer que les mauvais traitements reprochés à l'accusée ont augmenté en monstruosité et en fréquence à mesure que l'état intéressant de la marâtre avançait. Tous ces actes de cruauté ont été commis devant les propres enfants de l'accusée sans qu'elle se cachât. La marâtre disait à qui voulait l'entendre qu'elle était obligée de corriger dûrement ses enfants. La couronne n'a pu établir aucun motif réel pour pousser l'accusée à se débarrasser de la défunte, dit l'avocat de la défense. Le contrat de mariage de l'accusée avec son mari, que M. Francoeur produit devant la cour, comporte que les biens de l'un et de l'autre retournent au dernier vivant. L'accusée ne pouvait donc désirer la mort des enfants de son mari pour avoir leur argent, puisqu'elle devait avoir les biens de son mari, après sa mort. Pourquoi tous ces crimes commis ouvertement? Comment les expliquer, si ce n'est par la folie? Pourquoi n'a-t-elle pas caché aucun des instruments qui ont servi à causer les cinquante-quatre blessures d'Aurore? L'accusée n'a pas empêché les voisins d'ensevelir Aurore. L'accusée a pu faire des actes qui ont semblé intelligents, mais on voit dans les asiles des personnes qui, même dans leurs actes de folie, mêlent des actions qui dénotent de l'intelligence. Cette femme brûle une enfant, puis elle l'a soignée avec des onguents. Est-ce là l'acte d'une criminelle consciente? Tous les faits établis devant la Cour nous amènent à la conclusion que l'accusée a commis ces actes de cruauté, mais qu'elle est excusable pour cause de folie. Les experts entendus de la part de la défense ont juré que l'accusée souffrait de débilité mentale et de folie morale, maladie résultant probablement de la méningite qu'elle a eue dans son jeune âge, et des nombreuses maternités qu'elle a eues depuis son mariage, à l'âge de 17 ans. Les experts de la Couronne ont défilé devant nous comme une armée imposante. Leur opinion peut être discutée comme celle de tous les autres experts. D'ailleurs, l'un d'eux n'a pu jurer formellement que l'accusée était responsable de ses actes. Il y a bien des gens qui sont fous et qui ne le prouvent que lorsque l'occasion leur en est donnée. Sur tous les sujets, ils raisonnent bien, mais sur un seul, ils sont "toqués". Le plaidoyer de folie existe dans tous les pays civilisés, et remonte très loin dans l'histoire. Le Christ a dit sur la croix: "Pardonnez-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font". Me Francoeur fait remarquer au jury que ce n'est pas une seule personne que le verdict va frapper, mais deux. Cette femme porte en son sein un enfant dont la vie peut dépendre du verdict qui va être rendu. AU TOUR DE LA COURONNE M. Arthur Fitzpatrick, l'un des avocats de la couronne fait ensuite un long plaidoyer. Il relate quelques-uns des actes de cruauté commis par l'accusée, rappelant la tentative des avocats de la défense de prouver que les plaies d'Aurore Gagnon étaient attribuables à une maladie. Cette tentative a dû être abandonnée devant la monstruosité des faits révélés durant le procès, et la défense a dû tourner ses batteries du côté de la folie. M. Fitzpatrick expose les détails de plusieurs des actes de cruauté, pour établir qu'ils ont été commis avec une rare intelligence. Les experts entendus par la Couronne s'accordent tous à dire que cette femme jouit de la plénitude de ses facultés mentales. Il cite plusieurs crimes célèbres commis dans cette province, à la suite desquels on a plaidé folie. Cependant, leurs auteurs ont été condamnés et ils ont expié leurs crimes sur l'échafaud. La femme Gagnon a martyrisé Aurore Gagnon pour s'en débarrasser. Elle a réussi, mais Dieu a voulu que ce crime ne passât pas inaperçu et la main de la justice s'est appesantie sur elle. M. Fitzpatrick réclame un verdict conforme à la preuve. A suivre sur la page 23 DERNIERE PHASE D'UNE CAUSE CELEBRE Suite de la première page LA CHARGE DU JUGE A midi et quinze, le juge Pelletier commence sa charge. Après avoir signalé aux jurés l'importance de leurs fonctions dans ce procès l'un des plus importants qu'il y ait eu dans cette province depuis un grand nombre d'années, il explique d'abord la loi aux jurés. Il fit remarquer qu'il y a une Cour d'appel et que, s'il se trompe en avisant le jury sur des questions de droit, tout verdict qui sera rendu pourra être cassé; "de plus, dit le juge, si un seul des cinq juges de la Cour d'appel déclare que je me suis trompé, la cause peut être portée jusque devant la Cour suprême". Le juge explique ce que c'est que l'homicide volontaire ou involontaire, et ce que c'est que le meurtre. Il cite à ce sujet divers articles du code criminel. Dans la présente cause, le juge croit que, s'il y a meurtre, c'est en vertu du deuxième paragraphe de l'article 259, qui dit qu'il y a meurtre, lorsque le coupable porte à la personne tuée des coups ou blessures qu'il sait être de nature à causer la mort. C'est absolument le cas qui se présente. Le juge fait aussi remarquer que l'accusée ne peut être condamnée que par un verdict unanime. Le juge dit qu'il y a trois sortes de verdicts à rendre: meurtre, homicide involontaire ou folie. Il ne saurait être question d'homicide coupable, mais excusable. L'avocat de l'accusée ne l'a pas demandé. Il ne saurait donc y avoir d'acquittement. A midi et quarante, le juge ajourne sa charge, à deux heures de l'après-midi. LE DOCTEUR M.-D. BROCHU A la reprise de l'audience, hier après-midi, le médecin-en-chef de l'Asile de Beauport, l'un des aliénistes de la Couronne, a continué le témoignage qu'il avait commencé à rendre dans la matinée. "Le fait, dit-il, que les plus grandes atrocités ont été commises à une époque où le mari était généralement absent, surtout en hiver, prouve que l'accusée se rendait compte que ses actions pouvaient avoir plus de conséquence selon la présence ou l'absence de son mari. Il en est de même des précautions prises par l'accusée en empêchant ses enfants de dire à leur père ce qui se passait en son absence. "Le fait, à la mort de la victime, avant d'appeler les secours, de la laver pour faire disparaître le sang, semble indiquer le calcul des conséquences qui auraient pu résulter de la visite d'étangers à la maison. -On a parlé, dit Me Fitzpatrick, de débilité mentale et de folie morale. "Il ne me semble pas, dit-il, qu'aucune preuve ait été établie devant la cour pour nous faire croire à la folie morale, sauf peut-être durant les périodes de gestation. "La femme Gagnon a fréquenté l'école. Elle sait lire et écrire, elle l'a prouvé par la lettre qu'elle a écrite en prison à ses beaux-parents pour s'attirer leur sympathie. Cela témoigne de l'intelligence à l'égal de toute autre personne de sa condition. "J'appuie sur la perversion morale de l'accusée." GAGNON LA TROUVAIT DONC INTELLIGENTE LUI AUSSI Le Dr Brochu croit que Télesphore Gagnon a jugé Marie-Anne Houde intelligente, puisque, après l'avoir gardée durant deux ans à son service, pendant que sa première femme souffrait d'aliénation mentale, il l'a épousée. Il est vrai que le mari a déclaré que, durant la gestation, il ne devait pas contrarier sa femme, mais il ne croit pas que cela soit un signe suffisant de dégénérescence mentale assez avancée pour lui permettre de dire que le sens moral de l'accusée était sérieusement affecté. Quant aux troubles du goût et de l'odorat, constatés par le Dr Prévost le Dr Brochu ne considère pas qu'ils ont une signification importante quand à l'état mental. Il faudrait qu'ils fussent corroborés et associés à d'autres troubles qui n'ont pas été constatés. CES HALLUCINATIONS On a parlé d'hallucinations, que l'accusée entendait des voix, entendait prononcer son nom. La chose peut s'expliquer facilement par le fait qu'à la prison de Québec, l'accusée pouvait facilement entendre les voix des gardiens ou des autres prisonniers. Elle interprète ces voix d'une façon ou d'une autre, mais cela n'a pas d'importance, attendu qu'elle n'a pas d'autres symptômes d'aliénation mentale. UNE THEORIE DETRUITE Me Fitzpatrick demande si, en août dernier, n'étant pas dans un état intéressant, l'accusée état irresponsable lorsqu'elle a commis les actes qu'on lui reproche à cette époque. Le témoin répond que cela détruit la théorie par laquelle on veut attribuer à l'état intéressant les cruautés qu'on reproche à l'accusée. Me Fitzpatrick demande si l'énormité des crimes qui [que] l'accusée est censée avoir commis n'est pas un indice de maladie mentale. Le témoin répond que cela est en effet un indice de maladie mentale, mais encore faut-il que cela soit accompagné d'autres indices suffisants. La série des actes paraît coordonnée, comme il arrive souvent dans maints cas criminels. Pour lui, elle a débuté comme tous les criminels, selon le principe: "Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes." Tous ces actes établissent le calcul intelligent de l'accusée pour se débarrasser de l'enfant, comme elle l'a dit à plusieurs reprises. CEUX QUE LE CIEL VEUT PERDRE... "Dieu aveugle ceux qu'il veut perdre," dit le Dr Brochu. Et c'est pourquoi, en dernier lieu, après une série de coups, l'accusée a fini par donner de la lessive à l'enfant, sachant parfaitement bien que cela était de nature à précipiter la mort." De tout cela, le Dr Brochu conclut que l'accusée doit être tenue responsable de ses actes. LA DEFENSE INTERROGE Interrogé par Me Francoeur, défenseur de la marâtre, le Dr Brochu dit que quant aux mauvais traitements de l'été dernier, à la suite desquels l'accusée a soigné et fait soigner l'enfant, cela ne comporte aucune signification particulière. Si elle a fait soigner l'enfant, c'était pour se disculper. Quant aux mauvais traitements depuis le commencement de la gestation de l'accusée, le témoin admet que cet état a pu augmenter sa perversion morale, mais il croit qu'il ne faut pas conclure à l'aliénation mentale rien que pour cela, hormis qu'il y ait d'autres indices. M. Francoeur tente de faire dire au témoin que l'atrocité même des actes reprochés à l'accusée est un signe d'aberration mentale, mais le Dr Brochu ne veut rien admettre. M. Francoeur demande si une personne vraiment intelligente ne se serait pas servie de moyens autres pour se débarrasser de l'enfant. Le témoin répond que les moyens dont l'accusée s'est servie sont ceux qu'une personne criminelle est libre de choisir. Dans tous les cas ils ont été employés d'une façon intelligente. Quant à la prétendue dégénérescence congenitale, qui proviendrait de nombreuses grossesses, le Dr Brochu dit que cela devrait avoir une manifestation flagrante surtout dans les circonstances extraordinaires qu'elle vient de traverser. Au contraire, tous ceux qui viennent de l'examiner la trouvent une personne normale. UNE QUESTION BIEN NETTE Me Francoeur pose nettement la question "Jurez-vous que l'accusée doit être tenue responsable de ses actes? Le Dr Brochu répond: "J'en ai la conviction morale, basée sur l'expérience et la science, mais je ne pourrais le jurer d'une façon absolue." LE DOCTEUR A. MAROIS La Couronne fait ensuite revenir ce médecin. La défense s'y oppose mais le juge passe outre. Le Dr Marois témoigne que l'accusée ne souffre d'aucune espèce de maladie mentale. La défense n'a aucune question à poser au témoin. LE Dr SALLUSTRE ROY Ce médecin, attaché à l'asile de Beauport, qui a examiné l'accusée, au point de vue mental, déclare que les actes de cruauté qui lui ont été reprochés ne sauraient être aucunement imputés à la folie. LE Dr F.-E. DEVLIN Le surintendant médical de l'asile de Saint-Jean-de-Dieu, (Montréal), qui a aussi fait l'examen mental de l'accusée, déclare que, selon lui, cette femme était saine d'esprit lorsqu'elle a commis les actes qu'on lui reproche. En réponse à Me Francoeur, le Dr Devlin dit qu'il a été nommé par le gouvernement et que le Dr Tétrault a été nommé médecin-en-chef pour le même hôpital. LE Dr W. DEROME La Couronne n'en a pas encore fini et demande le Dr Wilfrid Derome, de Montréal. -Je m'objecte à ce douzième expert, dit la défense. On passe outre cette objection pour la forme. Le Dr Derome a examiné l'accusée au point de vue mental et il déclare que les actes reprochés à l'accusée ne peuvent être imputables à la folie. -Vous n'avez aucun doute là-dessus? demande Me Francoeur. Et c'est la fin de l'enquête. -Devons-nous terminer ce soir? demande Me Francoeur. M. Fitzpatrick se dit très fatigué et il demande l'ajournement à ce matin, à dix heures. Le juge y consent. Source: Correspondant La Presse, "Dernière phase d'une cause célèbre. La femme Gagnon connaîtra probablement à la fin du jour le sort que lui réservent les jurés de la cour d'Assises de Québec," La Presse (Montréal), avril 21, 1920.
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