Apparences
[Chapitre] 2
Un corps sur la plage
Sandy Cove, Nouvelle-Écosse
[…]
À l’été de 1989, on rapportait quotidiennement dans les journaux et sur les ondes les développements d’une affaire mystérieuse qui avait fait surface à Saint John, en Nouvelle-Écosse, alors qu’une adolescente handicapée avait été retrouvée sur les marches d’une église de cette ville. Personne ne savait qui elle était ni d’où elle venait. L’intérêt pour cette apparition n’avait duré que neuf jours, alors que la fille, qui ne pouvait apparemment pas parler, était examinée par une multitude d’experts et que le monde entier était mis au courant de son étrange arrivée. Son nom, semblait-il, était Christine; elle avait réussi à faire comprendre qu’elle était venue d’Angleterre à bord d’un bateau en compagnie de sa mère, d’une bonne d’enfant et de trois hommes. Elle avait déclaré cela dans le langage des signes, dans lequel elle s’exprimait très bien, et elle semblait d’ailleurs comprendre plusieurs langues. Elle avait indiqué être âgée de quinze ans et attendre que sa mère vienne la chercher.
Des examens dentaires ultérieurs avaient démontré qu’elle était âgée d’au moins dix-neuf ans, ce qu’elle avait par la suite admis. Après qu’elle ait fait les manchettes du monde entier, des gens de divers endroits avaient déclaré avoir reconnu sa photo et, quelques semaines plus tard, on déterminait que Christine venait des États-Unis et non d’Angleterre. Comme c’était une jeune femme qui avait des problèmes de santé, elle avait apparemment été confiée à une institution. Elle avait ensuite disparu de l’hôpital. On avait découvert qu’une fois déjà elle avait disparu et était réapparue à un autre endroit. Comment elle était partie de son lieu d’origine pour émerger à St. John n’avait pas été révélé, mais ce qui avait été pour un court moment un mystère enchanteur avait finalement été résolu.
[…]
On qualifie de mystère insoluble une histoire qui intrigue les habitants de la Nouvelle-Écosse depuis plus d’un siècle. Il y avait bien une explication à l’arrivée de Jérôme, un homme abandonné sur une plage de Sandy Cove, sur l’isthme de Digby, en Nouvelle-Écosse, au milieu du dix-neuvième siècle. Mais il y a eu une conspiration du silence; quelqu’un devait connaître son histoire, il la connaissait certainement lui-même, mais personne n’a jamais voulu révéler quoi que ce soit. Plusieurs conjectures et théories ont été émises, mais il n’a jamais été identifié. Il s’agit d’une histoire fascinante appréciée de tous les conteurs de l’endroit et généralement connue des gens des générations précédentes de la région. En termes de documents écrits de l’époque, bien peu de choses ont été conservées; l’histoire a sans doute fait boule de neige et a été enjolivée au fil des récits. Il est difficile de résister à la tentation d’embellir une bonne histoire, de la rendre encore plus mystérieuse; c’est apparemment ce qui est arrivé dans ce cas-ci puisque, bien que les faits les plus importants soient restés les mêmes d’une version à l’autre, les détails sont très inconsistants, de sorte que nous devons maintenant être prudents et choisir parmi les différentes versions. Voici donc l’histoire de Jérôme.
Un matin d’été en 1854 (ou en 1863, ou même en 1866) un jeune pêcheur appelé Martin Albright (son nom aurait aussi pu être George ou Robert) regardait par la fenêtre de sa petite maison qui faisait face à la mer (ou alors il se promenait sur la plage à la recherche d’un skiff perdu), lorsqu’il a aperçu quelque chose qu’il a d’abord cru être une grosse loutre. Après avoir regardé de plus près, il a été horrifié de constater qu’il s’agissait du corps d’un homme inconscient dont les jambes avaient été amputées au-dessus des genoux et dont les moignons étaient soigneusement pansés (ou l’homme souffrait et se lamentait, ou alors il tentait de clopiner sur ses moignons pour aller se noyer dans l’eau). Albright avait fait appel à deux de ses amis (ou a un groupe de voisins) pour porter le malheureux à la petite maison d’Albright, où on avait pris soin de lui durant plusieurs années (ou alors il avait été confié aux soins de William Gidnee ou Gidney; ou un Corse du nom de Jean Nicholas, qui parlait plusieurs langues, s’était occupé de lui; ou bien Willie Comeau s’était occupé de lui durant cinquante-quatre ans; ou alors il était allé habiter avec M. Morton de Centreville).
Il semble que Jérôme ait passé plus d’un demi siècle – c’est-à-dire le reste de ses jours – dans la région; il est probable qu’au cours de ces années il ait été logé à tous ces endroits. On semble généralement s’entendre sur le fait qu’il aurait passé la majeure partie de ce temps avec la famille Comeau.
Lorsqu’on l’avait retrouvé, le cul-de-jatte n’avait pas plus de dix-neuf ans (ou il avait environ vingt ans ou il était dans la mi-vingtaine), il avait les cheveux blonds, les yeux bleus et de fins traits aristocratiques (ou il avait les cheveux filasse et le teint clair; ou il ressemblait à un habitant du centre de l’Europe, soit un Espagnol ou un Grec; ou alors, en se basant sur ses manières et son teint, on croyait qu’il était Italien). Il était vêtu des plus fins serges de couleur bleu marine, de ce qui ressemblait à un uniforme de la marine (ou, en se basant sur la qualité de ses vêtements, des gens ont cru qu’il était de sang royal; ou il était habillé des lins les plus fins; ou ses vêtements étaient taillés dans le meilleur matériel et avaient une coupe différente de tous ceux que les pêcheurs avaient vus auparavant). Il n’a pas parlé à ce moment-là et n’a jamais prononcé un mot par la suite (ou il était sourd et muet; ou il avait laissé entendre qu’il pouvait parler et comprendre; ou il refusait catégoriquement de parler ou d’écrire; ou lorsqu’on lui avait demandé son nom, il avait émis des sons qui ont fait croire à ceux qui l’écoutaient qu’il s’appelait Jérôme; ou alors il n’a jamais parlé, lu ou eu de l’intérêt pour quiconque ou quoi que ce soit; ou lorsqu’on lui a demandé d’où il venait il a répondu à une occasion « Trieste » et lorsqu’on lui a demandé le nom de son bateau il a répondu « Colombo »; ou bien lorsqu’on lui a parlé de l’amputation, il a dit « Fretto, fretto » pour indiquer qu’il s’était gelé les jambes). Il grognait comme un chien après les personnes qu’il n’aimait pas; il adorait les enfants et la musique (un homme sourd?).
On apprend de plus qu’il comprenait clairement ce qui était dit, que ce soit en français ou en anglais. Il était lunatique et entrait dans une rage folle lorsqu’on parlait de pirates ou de bateaux de pirates. Il détestait le bruit des chaînes. Jérôme n’aimait pas non plus le froid et demeurait à l’intérieur par temps froid. Lorsqu’il avait été découvert, ses beaux vêtements étaient dépourvus de boutons, d’étiquettes ou de rubans et il n’avait rien sur lui pour permettre de l’identifier. Ses mains étaient douces et délicates, ce qui soutenait la théorie voulant qu’il s’agisse d’un noble qui n’avait pas l’habitude du dur labeur. Toutes les sources s’accordent sur le fait qu’il était bien nourri et qu’il avait un physique splendide.
Les membres de la famille dans laquelle vivait Jérôme ne croyaient pas à son mutisme; un garçon a affirmé qu’ils l’entendaient souvent se parler à lui-même la nuit. Une femme, qui n’était qu’une fillette lorsque Jérôme a été retrouvé et qui le connaissait depuis quarante ans, a déclaré qu’il avait une belle voix claire et qu’il leur répondait parfois lorsqu’il était distrait. Il se fâchait toujours après avoir répondu. Cette même source nous apprend qu’il adorait les enfants et qu’il leur parlait régulièrement à l’extérieur, loin des oreilles des adultes. « Avec nous, les enfants, il ne faisait pas attention à demeurer silencieux. Lorsque nous étions seuls avec lui, il nous nommait les choses dans différentes langues. »
Même l’année de la mort de Jérôme ne fait pas consensus; selon certains, il serait mort en 1908, mais d’autres racontent qu’il serait mort le douze ou le dix-neuf avril 1912. Il semblerait que cette dernière hypothèse se confirme puisqu’on raconte que le désastre du Titanic, le 15 avril 1912, a supplanté l’annonce de la mort de Jérôme dans les journaux. Jérôme est enterré au cimetière catholique de Meteghan, en Nouvelle-Écosse.
Si on ignore les détails contradictoires, nous obtenons l’histoire d’un jeune homme de belle apparence et de forte constitution qui, après l’amputation de ses jambes, a été laissé sur une plage d’une île éloignée, au cours d’une nuit d’été au milieu du siècle dernier. Visiblement, il n’a pas été abandonné à la mort, puisqu’une boîte de biscuits de marin et une bouteille d’eau avaient été laissées à sa portée. L’amputation, qui avait été faite habilement par quelqu’un qui possédait des connaissances chirurgicales, était récente, puisque les moignons semblaient fraîchement guéris et qu’ils le faisaient encore souffrir. Il avait été laissé à portée de vue des maisons sur un rivage où cohabitaient des résidants francophones et anglophones. Plus tard, en parlant de son arrivée, certains des pêcheurs se sont souvenu d’avoir aperçu un grand bateau, gréé comme les bateaux étrangers, comme un bateau pirate ou un navire de guerre, voguer dans les environs quelques jours auparavant. Certains croyaient que le bateau provenait des États-Unis.
Il semble que Jérôme était traité correctement par les différentes personnes qui s’en occupaient, même s’il ne réagissait pas, qu’il était très lunatique et qu’il avait de fréquents accès de rage. Selon la plupart des récits, il ne faisait rien; il ne lisait pas, n’écrivait pas et ne montrait aucun intérêt envers quoi que ce soit, même s’il était visiblement conscient de tout ce qui était dit et fait autour de lui. Il comprenait l’anglais et le français. Nous avons appris qu’à une occasion, il s’est exprimé avec colère dans un anglais parfait. On lui fournissait des pièces de cuir pour ses moignons sur lesquels il réussissait à se déplacer assez bien; selon une des version, il aidait aux corvées. On a répété plus d’une fois qu’il était très intelligent, même si un docteur qui le connaissait a rejeté avec dédain cette hypothèse du revers de la main en déclarant « c’était un homme inactif à l’esprit inactif. »
On a adressé une pétition au gouvernement de la Nouvelle-Écosse pour l’entretenir et celui-ci a par la suite alloué une somme de 104 $ par année (2 $ par semaine) pour subvenir à ses besoins jusqu’à la fin de ses jours.
L’histoire du naufragé était bien publicisée de temps à autre, et ce, dans le but de trouver quelqu’un quelque part qui pourrait l’identifier. L’histoire prend une petite tournure étrange, toutefois, puisque nous avons appris que, quelques années après son arrivée, deux dames d’origine étrangère sont venues au village et ont demandé à parler à Jérôme en privé. On peut s’imaginer la vive curiosité, l’excitation refoulée des gardiens de Jérôme alors qu’ils écoutaient aux portes closes. Ils ont entendu une discussion animée dans une langue qu’ils ne comprenaient pas, alors les mots ne leur ont rien appris. Toutefois, ils ont entendu une voix d’homme s’élever lors de la discussion avec les visiteuses. Jérôme le muet avait retrouvé sa voix pour l’occasion! Après une heure, les dames avaient quitté, en faisant un signe de remerciement, ne donnant aucun renseignement, sans doute à la grande frustration des gens concernés, qui avaient cru que le secret de l’identité de Jérôme était sur le point d’être dévoilé.
En 1905, un homme a visité Jérôme, qui habitait alors à Centreville, dans le comté de Digby, chez Joseph Comeau. Cet homme a décrit Jérôme comme ayant de beaux cheveux blancs avec une courte barbe en pointe. Le visiteur avait apporté des bonbons et du tabac en cadeau, probablement dans le but de se rapprocher de Jérôme. Cela n’a définitivement pas été apprécié. Le visiteur a été ignoré, sa main tendue écartée d’une tape. Il est reparti sans en savoir plus que les autres.
Jérôme a visiblement été déménagé d’un endroit à l’autre dans le voisinage; on rapporte qu’il a vécu à Sandy Cove, à Mink Cove, à Meteghan, qui est situé de l’autre côté de la baie Sainte-Marie par rapport à Sandy Cove, à Saint-Alphonse de Clare et à Centreville. Il était bien connu de tous dans les environs et, de réputation, à travers la Nouvelle-Écosse et même au-delà. Naturellement, il devait bien y avoir une explication au fait qu’il ait étrangement été abandonné; les hypothèses étaient nombreuses :
Il s’agissait d’un noble illicitement dépouillé de son héritage; on l’avait privé de ses jambes et de la parole pour ne pas qu’il se mette en travers du chemin.
Il s’agissait d’un prisonnier politique puni pour ses crimes.
Il s’agissait d’un marin ayant perdu ses jambes lors d’un accident; comme il n’était plus capable de travailler, on l’avait abandonné sur le rivage.
Il avait commis un meurtre dans son pays natal et fuyait maintenant la justice.
Il avait été débarqué d’un bateau pirate où on lui avait amputé les jambes en guise de châtiment.
Il avait mené une révolte à bord d’un bateau; on lui avait amputé les jambes et on l’avait ainsi abandonné en guise de châtiment (selon une rumeur, on lui avait coupé le palais pour l’empêcher de parler).
Il s’agissait d’un espion ou d’un déserteur.
Est-ce qu’une de ces hypothèses était véridique, ou alors la réponse se trouvait-elle dans la combinaison de deux d’entre elles?
En 1879, un membre de la famille Gidney accosté dans un port du Maine, a reçu sur son bateau la visite de deux hommes intéressés à parler à quelqu’un de la Nouvelle-Écosse. Ils lui ont posé des questions au sujet du cul-de-jatte qui avait été abandonné. Un des hommes a confessé avoir été payé pour transporter cet homme jusqu’en Nouvelle-Écosse et pour l’y laisser il y avait seize ans de cela. L’histoire qu’il a racontée voulait que cet homme (Jérôme) ait été un passager clandestin à bord d’un bateau italien qui se rendait au Nouveau-Brunswick. Après avoir débarqué, il avait effectué différents travaux autour de Saint John, puis il avait travaillé dans un camp de bûcherons. Lors d’une nuit glaciale, il s’était perdu et s’était enfoncé dans la forêt noire. La température avait chuté; épuisé, il s’était rendu en trébuchant plusieurs fois jusque dans un ancien moulin à bois et s’était effondré. Il était presque mort de froid lorsqu’on l’avait retrouvé. Ses sauveteurs l’avaient amené à Gagetown pour qu’il y reçoive des soins médicaux. Là, un certain Dr Peters avait dû lui amputer les jambes pour lui sauver la vie. Quelqu’un devait s’occuper de lui, le nourrir, le vêtir et payer pour ses dépenses. Il était sous la responsabilité de la communauté. Ne voulant plus de ce fardeau, des gens de la communauté avaient engagé des marins américains pour le transporter de l’autre côté de la baie de Fundy et l’y laisser, ce qu’ils avaient fait en prenant soin de laisser du pain et de l’eau près de lui.
Il existe une autre version selon laquelle, vers 1848, des frères qui bûchaient près de Chipman, au Nouveau-Brunswick, avaient trouvé un étranger effondré sur une de leurs cordes de bois. Il souffrait d’hypothermie et d’engelures. On croyait qu’il avait déserté un bateau étranger à Chatham. À Gagetown, un certain Dr Peters lui avait amputé les jambes. Une famille du nom de Gallagher avait pris soin de lui durant deux ans à Gagetown. Ces derniers avaient voulu se débarrasser de lui, alors il avait été amené à Saint John, où on avait pris les arrangements avec un capitaine de goélette pour le transporter en Nouvelle-Écosse et le laisser là-bas.
Il y a plusieurs contradictions ici, une étant la non-concordance des dates, l’autre étant l’observation souvent faite à l’effet que l’amputation venait d’être effectuée lorsqu’il avait été retrouvé sur la plage de Sandy Cove. De plus, la description des mains douces et délicates de Jérôme ne cadre pas avec le portrait d’un homme qui avait été bûcheron, pas plus que ses vêtements d’excellente qualité, un détail sur lequel tous les biographes s’entendent.
Mais aurait-il pu y avoir deux culs-de-jattes abandonnés sur un rivage isolé de la Nouvelle-Écosse en dix ans?
Une autre histoire veut que le fils de la famille Comeau ait reçu à New York la visite de deux femmes qui l’avaient questionné sur Jérôme. Elles ont dit porter le nom de Mahoney et qu’elles avaient connu cet homme en Alabama, d’où il s’était enfui pour partir en mer alors qu’il n’était qu’un garçon. De l’avis de Comeau, une des dames ressemblait assez à Jérôme pour être sa sœur. Elle a demandé à Comeau de bien vouloir transmettre une lettre à Jérôme et lui a remis une enveloppe scellée sur laquelle aucune adresse n’était inscrite. Cette missive avait été transmise comme prévu, mais le cul-de-jatte, après voir retourné l’enveloppe de tous les côtés, avait fini par la déchirer en petits morceaux sans même l’ouvrir.
Visiblement, il ne désirait pas révéler sa véritable identité – il allait plutôt jusqu’à l’extrême pour la protéger – et ne désirait pas être en contact avec des gens qui avaient pu le connaître.
Tout ceci était une grande tragédie. Le fait qu’un homme supporte d’être complètement isolé et de ne communiquer avec personne durant toutes ces années dénote une forte motivation, plus probablement de la peur. Il a volontairement emprisonné son esprit dans son corps mutilé, s’est coupé de son passé, de tout ce qu’il avait connu, de toutes les possibilités qu’il avait devant lui. S’il avait été un meurtrier et que telle était sa sentence, peut-on douter qu’il avait suffisamment payé pour son crime? Il s’agit d’une énigme qui continuera de fasciner ceux qui aiment les mystères. Avec les connaissances et la technologie modernes, on aurait probablement pu dévoiler le secret entourant son identité, comme on l’a fait avec Christine. Mais sans cela, nous ne le saurons jamais.
Je dois les différentes versions de l’histoire de Jérôme à Edward Rowe Snow, William Borrett, Clara Dennis, Helen Creighton et Roland Sherwood.
[…]