Le secret de l’explorateur disparu
Un maître d’école s’est fait détective et a remonté la piste d’obscurs indices vieux de mille ans. Voici les étonnantes preuves qu’il a mises au jour sur les lieux de ce qui est possiblement le premier point d’arrivée de l’homme blanc en Amérique.
Au premier abord, il ne vous viendrait jamais à l’idée que Frederick Pohl puisse être détective ou explorateur. Petit, soigné, cet homme de soixante et un ans au visage rose et aux manières guindées porte des lunettes sans monture et une impeccable moustache blanche […] Il ressemble, en fait, plutôt au maître d’école qu’il est.
Et pourtant, c’est bien davantage en tant qu’explorateur et détective qu’il s’est rendu dans la ville de Dennis à Cape Cod, au Massachusetts, à l’été 1947. Car derrière ses airs sévères, acquis au cours de ses trente-trois ans d’enseignement de l’anglais au Boys' High School de […] Brooklyn, Pohl dissimule l’âme d’un aventurier ainsi qu’une envie toute romantique d’imiter ses détectives de fiction favoris, Perry Mason et Hercule Poirot.
[…] Et la recherche qui devait le mener à Cape Cod allait être des plus ardues, car la piste qu’il suivait était loin d’être fraîche. L’homme qu’il cherchait était mort depuis bientôt mille ans.
Son homme était Leif Eirikson—Leif le Chanceux, fils d’Eirik le Rouge—et si Pohl est dans le vrai, il vient de résoudre le plus important mystère de l’histoire de l’Amérique. Il croit avoir découvert l’emplacement de la colonie, nommée Vinland, que cet intrépide explorateur viking aurait établie sur notre continent en 1003 de notre ère. Les chercheurs tentent depuis deux siècles de résoudre cette énigme. Quarante-cinq théories différentes sur l’emplacement du Vinland ont été avancées au cours des cent dernières années. […] Pour sa part, Pohl demeure convaincu que Leif a réellement fondé une colonie américaine et, de plus, qu’il sait où elle se trouve : sur les rives d’un petit lac connu sous le nom de Follins Pond, près de Dennis.
Les instincts de détective de Pohl avaient initialement été éveillés lorsqu’ […] il était tombé sur deux anciennes sagas scandinaves contenant les seuls faits connus au sujet du Vinland. […]
Mais les Scandinaves n’ont laissé aucune carte derrière eux. Le peu de connaissances géographiques qu’ils possédaient est contenu dans les sagas. Plusieurs générations de chercheurs et d’historiens américains ont tenté de déterminer, par l’exégèse des sagas, où se trouvait précisément le Vinland, et les diverses solutions proposées s’étirent du Labrador à la Géorgie, couvrant plus de 3000 milles de littoral. […]
Frederick Pohl, quant à lui, croyait que tous les indices devaient se trouver dans les sagas et qu’il était simplement question de les interpréter correctement. […]
« Maintenant, Pohl se dit-il en se donnant des airs de grand détective, l’objectif premier est de déterminer laquelle des deux sagas renferme le meilleur témoignage. » Le récit le plus complet de la traversée […] était […] un vieux manuscrit nommé Flateyjarbók, quoiqu’[…] un manuscrit connu sous le nom de Hauksbók, qui lui était antérieur, était considéré comme plus authentique par certains chercheurs.
[…]Plusieurs chercheurs préconisaient la théorie du Labrador. […] Mais Leif avait découvert du raisin et avait nommé la nouvelle contrée Vinland, « terre de la vigne ou terre du vin », ce qui semblait écarter d’emblée l’hypothèse du Labrador. De plus, la saga affirmait explicitement, au sujet du climat :
« Il leur semblait qu’ici, nul ne manquerait de fourrage pour le bétail de tout l’hiver, puisqu’il n’y avait pas de gel et que l’herbe ne dépérissait pratiquement pas. »
Soit, mais qu’en était-il de Terre-Neuve? Pohl avait fouillé dans les ouvrages de géographie et n’avait décelé aucun rivage boisé et plat aux rives sablonneuses. […] De plus, à l’instar de celui du Labrador, son climat était loin d’être assez clément.
Et s’il s’agissait des terres situées à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent? Pohl s’était plongé dans ses cartes de l’Amérique du Nord. […]
[…]La vallée du Saint-Laurent avait été exclue comme le Labrador et Terre-Neuve avant elle.
Si, pour Leif, le raisin sauvage avait revêtu une telle importance, en quels points du littoral pouvait-on le trouver? Dans son encyclopédie, Pohl avait appris que l’on retrouvait du raisin partout à partir du Maine en descendant vers le Sud. […]
De surcroît, aucun de ces éléments de preuve – la présence de saumon et de raisin ou la durée de la journée – ne permettait d’isoler, sur les centaines de milles de littoral restant, un point unique et précis.
[…] naviguer le long d’un rivage ou de la ligne de côte ne posait pas grand problème[…] Mais la haute mer, c’était là le cœur de l’affaire. Il devait chercher à connaître la direction des vents dominants avant qu’il prenne le large, puis combien de temps il avait dû laisser ce vent le conduire sur la haute mer. Ce qu’il désirait le plus connaître, c’était la direction du vent et le nombre de jours passés sans apercevoir la terre ferme.
[…] l’itinéraire de Bjarni incluait neuf jours de navigation en direction nord-est. Leif avait donc voyagé neuf jours vers le sud-ouest. Un navire viking […] pouvait se déplacer à une vitesse de six nœuds et donc franchir près de 150 milles par jour. Ainsi, un voyage de neuf jours lui aurait fait parcourir 1350 milles, ce qui aurait amené Leif tout près de la Nouvelle-Écosse. Toutefois, la Nouvelle-Écosse ne correspondait pas à la description contenue dans les sagas. […]
Pohl n’arrivait tout simplement pas à arrimer l’histoire avec la géographie lorsqu’il pensait à la Nouvelle-Écosse comme candidate potentielle pour le Vinland. Si Bjarni avait navigué nord-est en provenance de la Nouvelle-Écosse, Terre-Neuve aurait été la deuxième terre qu’il aurait rencontrée, mais topographiquement cette terre s’apparente plutôt à la troisième contrée de la saga. De plus, les deuxième et troisième contrées sont des îles.
Était-il envisageable que la Nouvelle-Écosse soit la deuxième contrée plutôt que le Vinland? Au niveau de la topographie, cela était possible. Mais alors, où se trouverait le Vinland? Il devait s’agir de la prochaine masse terrestre importante qui, le long d’un tracé partant de la Nouvelle-Écosse vers le sud-ouest, s’avancerait dans l’Atlantique. Il ne pouvait s’agir que de Cape Cod.
[…] à moins qu’il n’ait navigué quelques jours en suivant les côtes de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve sans les inclure dans ses réminiscences. Pohl croyait que c’était précisément ce qui avait dû se produire. Dans ce cas, les distances de navigation en haute mer comprises entre Cape Cod et la Nouvelle-Écosse (deux jours), entre la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve (trois jours), puis entre Terre-Neuve et le Groenland (quatre jours) étaient presque justes, et s’additionnaient de belles façons pour totaliser les neuf jours requis.
[…] le marin détermine son point d’arrivée dès le moment où il aperçoit la terre ferme. Des pics montagneux lui sont visibles bien avant qu’il n’entrevoie le rivage. »
Pohl avait bondi. « Fantastique! s’était-il écrié, et ne gagnerais-je pas également quelques milles supplémentaires en me plaçant au haut du mât? »
« Bien entendu », lui avait répondu Mellor, et ils avaient déterminé que le guetteur de Bjarni, perché à son poste à trente-cinq pieds au-dessus du niveau de l’eau, aurait eu sept milles d’horizon devant lui. Ainsi, sept milles pouvaient-ils être retranchés de chaque extrémité de la traversée. […]
Cette nuit-là, Pohl s’était replongé dans ses cartes […]
[…] Plus rien, désormais, ne mettait en doute sa théorie de Cape Cod, et il était prêt à aller découvrir l’emplacement du campement.
[…] Pohl s’était précipité à la bibliothèque publique de New York et s’était lancé dans une recherche systématique des cartes de Cape Cod […]
[…] il devait tout d’abord localiser « une île située au nord de la rive » […] Il avait passé, une semaine durant, tous ses après-midi à la cartothèque, mais sans succès. Puis, une nuit vers trois heures du matin, il avait vu en rêve l’endroit qu’il traquait depuis des jours. Il s’agissait de l’île de Nantucket, d’une taille appréciable, au sud de Cape Cod. […]
Leif avait quitté la Nouvelle-Écosse poussé par un nordet, un vent puissant dans la région, et avait atterri à marée haute, comme le prouvait le fait qu’il ne s’était retrouvé échoué à marée basse que plus tard dans la journée.
[…] « Great Point n’était, en fait, qu’une petite île le matin où les Vikings arrivèrent de l’océan et l’entrevirent.
[…] Enveloppés par les brumes matinales, les Vikings pouvaient fort bien avoir confondu l’île de Nantucket et le continent. Ainsi, la saga mentionnerait, comme c’était le cas, « une île située au nord de la rive. »
[…] « ce cap projeté du continent vers le Nord. » C’était la pointe de Cape Cod, naturellement. Et ce « détroit situé entre l’île et ce cap? » Nantucket Sound correspondait parfaitement à cette description. Et que pouvait être cet endroit, dans le détroit, qui était très peu profond à marée descendante? […] Et cette rivière qui, prenant sa source dans un lac, possèderait une embouchure « située à bonne distance de la mer »? Si la mer dont on parlait faisait référence à la haute mer se trouvant au-delà du détroit, ils auraient aisément pu se trouver échoués près de l’embouchure de la rivière Bass, au-delà de laquelle se trouvait un lac. […]
[…] Pohl […] tentait de faire correspondre les détails du déroulement de cette journée à la géographie de Great Point et de la rivière Bass. […] Pohl avait appris que si Leif était arrivé à Great Point par beau temps, suivant un nordet, le vent aurait tôt fait de se changer en un vent du sud-est, puis du sud. Leif avait mis pied à terre à Great Point un bon matin vers la fin de l’été, juste après le lever du soleil, disons autour de six heures du matin – la saga mentionne la rosée – puis lorsque le vent avait tourné, vers les sept heures, il s’était dirigé vers le nord-ouest, vers l’embouchure de la rivière Bass. […] [Pohl] croyait que le navire avait dû avancer à une vitesse d’environ quatre nœuds lors de cette traversée. Celle-ci dura cinq heures et c’est donc vers midi qu’ils descendaient à terre, à marée descendante.
[…] un petit groupe d’entre eux avaient remonté le fleuve à bord du canot […] à la recherche d’un port sûr, et s’étaient arrêtés à Follins Pond, à quelque cinq milles et demi en amont. La reconnaissance, effectuée à vitesse de pagaie, avait certainement pris quatre heures, incluant une visite sommaire des lieux. Ils avaient retrouvé le navire vers les seize heures, alors qu’il se déséchouait à la faveur de la marée montante.
« Voilà! s’exclama Pohl, triomphant, […] Maintenant vous réalisez comment s’imbriquent ces indices contradictoires. Du raisin? Cape Cod en regorge. Du bois? Il est couvert de belles pinèdes. Du saumon? Il pourrait aisément y avoir eu du saumon dans la région en ces temps-là. Des hivers doux? Relativement doux, si on les compare aux hivers du Groenland. La durée de la journée en hiver? La correspondance est parfaite. De l’herbe pour le bétail? La carte indique quantité de prés. »
[…] [« ] Nous découvrirons quelque chose, j’en suis certain, un cimetière peut-être, ou quelque outil ancien, peut-être ces trous d’amarrage qu’ils foraient pour leurs navires. J’en suis absolument convaincu. »
Les Scandinaves foraient ces trous d’amarrage, mentionnés par Pohl, à même les rochers de granit le long des fjords du Groenland et de la Norvège. Les Vikings amarraient, à l’aide d’une ancre, la proue de leurs navires vers le large alors que la poupe était amarrée à l’aide d’une goupille ou d’une tige de fer passée dans l’un de ces trous d’amarrage, ce qui empêchait le navire de tournoyer et de venir se briser sur les rochers.
Comme la sécurité du navire était primordiale, l’heure de travail que nécessitait le forage d’un trou en valait largement la peine, même dans les cas de séjours temporaires. […]
Les trous mesurent un peu plus de un pouce de diamètre et plusieurs pouces de profondeur. Ils peuvent aisément être distingués des trous, généralement plus larges et beaucoup plus profonds, que les fermiers perçaient pour faire sauter le roc et obtenir des matériaux de construction. Et tandis que les trous de dynamitage sont orientés vers le centre du rocher, les trous d’amarrage doivent être positionnés en angle, de façon à ce que la pression exercée sur les aussières soit à angle droit par rapport au trou et que la tige d’amarrage ne s’en dégage pas.
[…] Follins Pond. C’était un lac de taille modeste, qui faisait environ un demi-mille de large sur moins de un mille de long. […]
Pohl était convaincu que la rive nord, fort abrupte, aurait fourni le meilleur abri. Plusieurs jours durant, sa femme et lui avaient fouillé les bosquets, explorant les sous-bois et retournant chaque pierre suspecte. […]
Malgré tout, ils n’avaient rien découvert. […]
[…]Pohl vit une barque à rames, attachée non loin de là et l’emprunta pour aller jeter un bref coup d’œil à la rive sud du lac, peu prometteuse.
À mesure qu’il s’approchait de la rive boisée aux berges hautes, Pohl avait aperçu […] un rocher à environ 500 verges de là. […] « Nous y voilà! s’exclama-t-il à haute voix, il doit absolument y voir un trou d’amarrage au sommet de ce récif.» […]
Au bout de quelques secondes, il le vit. C’était un trou de un pouce de largeur, bien fait et discret, situé sur la crête faisant face au rivage. […]
Le trou était triangulaire et ses coins, arrondis. […] Il ne mesurait que deux pouces de profondeur, mais la roche indiquait clairement qu’un segment d’environ trois pouces d’épaisseur s’était détaché du rocher à cause de la gelée hivernale. À l’origine, le trou devait mesurer au moins cinq pouces de profondeur. Il ne pouvait pas non plus s’agir d’un trou de dynamitage. Qui, en effet, irait extraire des matériaux de construction dans cinq pieds d’eau, ou même davantage, à une distance de 150 pi de la terre ferme?
[…] Pohl s’était recampé dans son rôle de détective […] Il réalisait soudain qu’il lui était possible de chercher un deuxième élément de preuve. […] Selon la saga, les hommes de Leif pêchaient le saumon « à la fois dans la rivière et dans le lac ». […] ils y seraient restés quelques jours. Il y avait donc sans doute un trou d’amarrage quelque part le long de la rivière Bass.
[…] Finalement, du pont de South Dennis, Pohl avait aperçu l’unique rocher de toute la rivière. […] Et sur sa face : un autre trou d’amarrage.[…]
Pohl savait qu’un ultime test pouvait être appliqué. […] la saga Flateyjarbók raconte que la sœur de Leif, Freydis, avait elle aussi voyagé au Vinland […] Au Vinland, une querelle avait éclaté entre Freydis et deux frères […] et elle les avait obligés à quitter la demeure de Leif. La saga raconte que :
« Ensuite ils (les frères) transportèrent leurs bagages hors du navire et construisirent une hutte hors de sa vue, sur la rive d’un lac d’eau douce »
[…] Car […] les hommes avaient érigé un abri à quelque distance de Follins Pond, sur les rives d’un lac d’eau douce et Pohl savait qu’ils n’auraient pas laissé le bateau derrière. Ainsi, il devait y avoir un autre trou d’amarrage sur le pourtour de ce lac. […] de l’extrémité ouest de Follins Pond, une étroite voie navigable serpentait en terrain marécageux sur une longueur de un demi-mille, pour ensuite s’ouvrir sur un autre lac, de dimension moins importante, appelé Mill Pond. […]
[…] Pohl était allé explorer Mill Pond. Il s’agissait, effectivement, d’un lac d’eau douce. Ils avaient emprunté une barque et avaient ramé jusqu’au récif. […] Près du sommet du rocher, faisant face au lac, se trouvait un trou d’amarrage d’une profondeur de onze pouces.
Cette découverte, selon Pohl, prouvait pratiquement sa théorie et, depuis, aucun développement ne l’a incité à revoir sa position. […]