Peter Verigin – Notes biographiques
Peter Vasilievich Verigin est né dans un monde de contradictions et sa vie en est parsemée. Issu d’une famille qui fait partie de l’élite parmi des dissidents dont les principes religieux semblent promouvoir l’égalité entre tous, il exercera toute sa vie le pouvoir réservé à l’aristocratie parmi une population largement rurale qui vit selon sa devise « Travail et non-violence ».
Ses parents peuvent tous les deux retracer leurs origines jusqu’aux fondateurs et dirigeants des Doukhobors. Au moment de la naissance de Peter, le 29 juin 1859, les Doukhobors, exilés par le gouvernement russe, vivaient depuis vingt ans dans le Caucase, une région du sud de la Russie.
En 1864, Peter Kalmykov, le chef des Doukhobors et le cousin de Peter Verigin, meurt. Sa veuve, Lukeria, hérite de la direction de la communauté. Verigin est remarqué par Lukeria et elle le voit comme un futur chef. En 1881, alors âgée de 40 ans, Lukeria apprend que Verigin a épousé Evdokia Kotelnikova en 1879. Elle ordonne l’annulation du mariage et prend le jeune homme chez elle pour le préparer à son destin de chef des « lutteurs spirituels ».
Lukeria Kalmykova meurt, sans enfant, le 15 décembre 1886. Est alors déclenchée une bataille pour la succession. D’un côté, il y a les frères de Lukeria et, de l’autre, le favori de son cœur, Peter Verigin. Plusieurs Doukhobors le considèrent comme un choix naturel. Il est beau, bien bâti et très sûr de lui; on le surnomme déjà le « sergent-major Verigin ». Contrairement à la majorité des Doukhobors, il a une éducation sommaire. Même s’il vient d’une famille en vue, il plaît aux Doukhobors ordinaires et c’est pourquoi il réussit à obtenir l’allégeance de la majorité, ceux qui forment dorénavant « le grand parti ». Cependant, les frères de Lukeria réussissent à convaincre les officiels tsaristes (peut-être en utilisant la corruption) que Verigin est une menace pour le gouvernement russe. En 1887, il est arrêté, puis exilé. Pendant les quinze années suivantes, il vivra loin des Doukhobors dans différents secteurs du nord de la Russie et en Sibérie.
Isolé de ses disciples, Verigin lit les écrits du comte Léon Tolstoï, le célèbre romancier, qui est aussi végétarien et pacifiste. Les idées véhiculées par Tolstoï impressionnent Verigin et ces lectures ravivent non seulement ses principes doukhobors, mais elles le portent à en promulguer de nouveaux. Il réaffirme l’importance du pacifisme et il exhorte les Doukhobors à s’abstenir de consommer viande, tabac et alcool. Les Doukhobors qui le suivront adopteront ses principes et sa maxime, « Travail et non-violence ».
En 1895, le jour de l’anniversaire de naissance de Verigin, les Doukhobors détruisent leurs armes lors de leur démonstration de pacifisme la plus célèbre. Ils démontrent ainsi clairement leur adhésion aux politiques de Verigin et leur résistance au tsar Nicolas II. Cela provoque de nouvelles persécutions par l’État, mais attire en même temps l’attention de Léon Tolstoï, des tolstoyens et des pacifistes internationaux, comme les Quakers. Ce geste de défi propulse Verigin et les Doukhobors sur la scène internationale. En ouvrant la voie à l’émigration des 7500 disciples de Verigin vers le Canada, ce geste ouvre également la voie à la propre émigration de Verigin.
Lorsque Verigin arrive dans sa nouvelle patrie, en décembre 1902, le gouvernement canadien a bon espoir qu’il arrivera à discipliner les Doukhobors. Le public demande de telles mesures depuis la marche de 1700 Doukhobors en octobre 1902. Informés de l’arrivée au Canada de Verigin, libéré de son exil sibérien, les Doukhobors étaient partis « à la rencontre du Christ », marchant à travers les champs des prairies alors que l’hiver arrivait. La une des journaux conspue les marcheurs : « Ces Doukhobors sont fous et totalement hors de contrôle ». Au Manitoba, la Gendarmerie du Nord-Ouest les met finalement dans le train et les renvoie dans leurs villages.
Même si plusieurs le considèrent comme le Christ, Verigin se rend compte que certains disciples restent hors de son contrôle comme le démontrent les événements de mai 1903 alors que quelque 50 Doukhobors défilent de village en village pour tenter de convaincre la population de se joindre à une deuxième marche pour « trouver la nouvelle voie ». Mais, cette fois, ils vont un peu plus loin et se dénudent pour bien montrer leur mépris des possessions terrestres. À l’entrée de Yorkton, Saskatchewan, la police et la population les arrêtent, les forcent à se vêtir et les emprisonnent. Une petite partie de ce groupe mettra le feu, un peu plus tard, à une botteleuse de foin appartenant à la communauté doukhobor en signe de protestation contre la modernisation de la communauté et ses compromis au monde moderne. Ils déclarent que Verigin n’est qu’un « homme de machines ». Ces fanatiques doukhobors, qui seront connus sous le nom de svobodniki, ou Fils de la liberté, seront une source constante d’irritation pour Verigin.
Ses opposants, toutefois, ne sont qu’une minorité. La majorité des Doukhobors vénèrent Verigin et le traitent comme s’il appartenait à la royauté. Par exemple, pour célébrer son arrivée au Canada, ils donnent un nouveau nom au village de Peterpevshe, qui signifie « souffrance », et le nomment plutôt Otradno, qui signifie « joie ». Ils y construisent une large résidence communautaire dans le style des orphelinats doukhobors russes. Dans cette maison, Verigin forme un chœur de jeunes femmes sous l’autorité de sa mère vieillissante. Le chœur l’accompagne lors de ses visites dans les villages éloignés et chante des hymnes tirés du « livre de la vie ». Parmi cet entourage se trouve une brunette aux yeux bleus, Anastasia Holobova, qui a 17 ans lorsque Verigin arrive de Russie. Elle devient rapidement sa préférée et elle en est manifestement très fière. Elle l’accompagne dans ses voyages au Canada et aux États-Unis et il la présente comme sa femme. Le mariage est un geste très informel chez les Doukhobors. Bien qu’aucune cérémonie officielle ne les unisse, Anastasia restera à ses côtés jusqu’à sa mort.
De 1905 à 1907, une demande croissante pour des terres dans l’Ouest canadien pousse le nouveau ministre de l’Intérieur, Frank Oliver, à remettre en question la main mise des Doukhobors sur les terres que le gouvernement fédéral leur avait réservées. Il justifie ce changement de politique par le refus des Doukhobors d’inscrire leurs terres comme étant la propriété de familles individuelles et leur refus de devenir des citoyens, tels que requis par la Loi des terres fédérales. Les Doukhobors refusent en partie parce que cette loi les oblige à prêter serment d’allégeance à la Couronne. Peut-être Verigin aurait-il pu empêcher la saisie massive des terres mais il n’en a jamais eu l’occasion. D’octobre 1906 à février 1907, en pleine crise, Verigin retourne en Russie où il examine la possibilité d’y ramener la communauté. Sa démarche n’aboutit pas et Verigin est absent lorsque le gouvernement canadien saisit la majorité des terres qui avaient été mises de côté pour les Doukhobors. Des 773 000 acres (313 000 hectares) alloués à la communauté doukhobor, ils ne garderont que la partie cultivée, soit 123 000 acres (50 000 hectares). Le reste est réclamé par d’autres propriétaires et par des Doukhobors indépendants (ceux qui avaient quitté le système communautaire pour avoir leurs propres terres).
C’est un dur coup pour les Doukhobors qui en garderont longtemps beaucoup d’amertume. Par la suite, ils affirmeront que le gouvernement canadien leur doit onze millions de dollars. Ces événements auraient pu détruire un leader moins déterminé. Mais, fidèle à lui-même, Verigin part avec deux de ses lieutenants pour acheter des terres afin d’éviter les problèmes engendrés par l’obligation de respecter des règlements gouvernementaux. En 1908, en route pour examiner des terres en Oregon et en Californie, Verigin découvre les districts de Kootenay et de Boundary dans le sud-est de la Colombie-Britannique. Impressionné par le climat, il achète plus de 6 000 hectares de terre et il en ajoutera d’autres régulièrement. Au cours des cinq prochaines années, cinq mille Doukhobors quittent la Saskatchewan, plantent des vergers, construisent des scieries, une briqueterie et une confiturerie. Ils travaillent fort et vivent simplement, si bien qu’en 1920, ils auront réussi à implanter 90 villages communautaires en C.-B. Verigin voit en cette « seconde communauté » l’occasion parfaite d’implanter une structure communautaire utopienne : des gens qui vivent en communauté et partagent le travail, la nourriture et les possessions, le tout dans un système économique où l’argent n’a pas cours.
Bien que cette seconde communauté soulève l’espoir que le mode de vie des Doukhobors prenne un nouvel essor, elle engendre aussi des problèmes. C’est maintenant un vaste empire. Avant 1907, Verigin pouvait souvent se rendre par carriole ou par traîneau dans les quelque 60 villages dispersés en Saskatchewan. Cependant, dans un empire qui s’étire de la Saskatchewan à la C.-B., la supervision des opérations locales requiert de nombreux voyages par train. Par exemple, un village doukhobor dans la vallée de Slocan en Colombie-Britannique ne recevrait la visite du Divin qu’environ une fois par année. L’administration d’un si grand domaine demande donc des administrateurs locaux influents qui, éventuellement, ont formé une élite. Les méthodes modernes qui permettent à la communauté de survivre irritent les svobodniki qui sont mal à l’aise avec le matérialisme croissant des Doukhobors. À l’extérieur de la communauté, Verigin doit de surcroît affronter le gouvernement de la Colombie-Britannique et la population qui lui sont de plus en plus hostiles, ce qui n’est pas le moindre de ses problèmes.
En plus des conflits économiques, le désaccord au sujet de l’éducation des enfants doukhobors dans les écoles publiques mijote et, en 1922, il arrive au point d’ébullition. En effet, depuis le début des années 1920, le nativisme prend de l’importance au Canada. On demande notamment que les enfants de minorités fréquentent les écoles publiques. Les politiciens, les enseignants et la population en général considèrent que l’éducation est le meilleur moyen de transformer les immigrants en Canadiens. À partir de 1912 jusqu’à sa mort, Verigin et le gouvernement de la Colombie-Britannique exécuteront une chorégraphie d’une grande complexité. Parfois, l’un s’avance alors que l’autre recule et, parfois, ils se figent à la suite d’un compromis temporaire. Cependant, le danger surgit lorsque l’un des deux pousse l’autre qui, lui, le repousse. Les deux dernières années de Verigin seront marquées par ce dernier type d’interactions. Des amendes et des peines de prison sont imposées aux Doukhobors qui n’envoient pas leurs enfants à l’école. Ces gestes sont suivis de démonstrations nudistes près des écoles et plusieurs de ces écoles sont incendiées. La tension monte de toute part, les Doukhobors s'opposent au gouvernement et à la population, mais ils se confrontent également entre eux. À l’époque, on s’est demandé si Verigin était la cause de ces conflits. Aujourd’hui, il faut aussi se demander s’il en a été la victime.
L’héritage laissé par Verigin est aussi rempli de contradictions que l’a été sa vie. Le Divin a construit une enclave communiste qui s’étendait sur des milliers d’hectares dispersés dans trois provinces et qui était basée sur trois systèmes de société. Le premier système était le féodalisme dont les Doukhobors sont issus, un système agraire dans lequel les nobles règnent en maître presque absolu. Le deuxième système était le communisme primitif qui, dans les années 1870, avait donné espoir aux populistes russes, les narodniks. Ces derniers croyaient en effet que la paysannerie russe était fondamentalement socialiste, ce qui les a poussés à croire que la mission rurale communiste, mir, pouvait servir de base à une société socialiste. Le troisième système sur lequel reposait l’empire de Verigin était la nécessité de survivre dans un environnement capitaliste. Pour cela, il avait besoin de la machinerie moderne et des techniques commerciales. Son empire a instillé la peur de l’extinction dans le cœur des petites fermes avoisinantes, des fermes capitalistes, en Saskatchewan et en C.-B. Il ne faut donc pas s’étonner que Verigin ait pu avoir des ennemis.
Lettres
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