L’homme en canot
Le canot a été au Canada ce que le chariot couvert a été aux États-Unis, et plus encore : un symbole de la marche de notre civilisation vers l’ouest, un symbole de la fougue et du courage d’une race qui a accompli un voyage extraordinaire.
Cependant, l’histoire du canot, qui remonte aux temps anciens des Indiens jusqu’à nos jours, est infiniment plus longue que celle du chariot couvert.
L’histoire du canot est l’histoire du Canada, parce que le Canada constitue une gigantesque voie navigable, un réseau complexe de lacs et de rivières qui s’étend de l’Atlantique aux Rocheuses...
Dans le sillage du canot, l’économie et la culture du Canada sont apparues. À partir de la ville fortifiée de Québec, pagayant sur le Saint-Laurent et sur des milliers de rivières, des hommes en canot ont créé le Canada.
Il y a un de ces hommes en canot auquel je pense particulièrement aujourd’hui : Tom Thomson. On pourrait dire de Thomson, littéralement, qu’il a vécu, qu’il a travaillé et qu’il est mort en canot dans le nord du Canada. Les eaux dans lesquelles il s’est noyé sont d’ailleurs connues sous le nom de lac Canoe.
Ce qui compte le plus, c’est que lui seul était capable d’exprimer les sentiments, la foi profonde en la nature et les émotions brutes, tues mais néanmoins ressenties par ces hommes courageux qui ont voyagé en canot et qui ont créé ce pays. Il est d’autant plus important de savoir que Tom Thomson n’a pas peint le Canada seulement tel qu’il lui apparaissait, mais aussi tel qu’il devait apparaître aux yeux de ces hommes-là. La valeur de Thomson, l’artiste, a été reconnue de par le monde, mais sa juste place dans l’histoire de l’Amérique du Nord ne lui a pas encore été, à mon avis, totalement accordée.
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Sans toutefois souffrir de la solitude, Thomson, comme Thoreau, a surtout vécu seul. Dans la région sauvage du parc Algonquin, il se sentait tout à fait chez lui, éprouvait la satisfaction béate de ses prédécesseurs indiens. Durant toute sa vie, les moments où il a été le plus heureux ont été ceux où il a pu vivre à la manière de ceux-ci et des trappeurs. Il s’est avéré un excellent homme des bois, capable d’exprimer les émotions qui caractérisent un tel homme. Il nous aura donné à voir une partie du secret de ces innombrables hommes en canot, une partie des récits qu’ils n’ont jamais racontés au cours des siècles pendant lesquels ils ont voyagé silencieusement en aval et en amont, sur les rivières de notre continent.
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Il m’a toujours semblé remarquable que Thomson ait perdu la vie dans ses chères eaux du lac Canoe en 1917, tout juste quelques mois après que tant d’autres Canadiens eurent donné la leur à des milliers de kilomètres de là, lors de la bataille de la crête de Vimy. Par leur victoire, ces hommes ont révélé au monde l’âme de leur nation.
Thomson, qui a peint durant tout ce printemps 1917 dans le parc Algonquin, qui a peint fébrilement comme s’il savait que la lumière allait bientôt s’éteindre pour lui, révélait pour la première fois et à jamais la raison pour laquelle ces Canadiens étaient morts.
Les hommes en canot, ces hommes seuls, mais non solitaires, au début les Indiens, puis les Français et ceux qui sont venus après, sont ceux qui, lentement, au cours des siècles, ont créé le Canada. Il y avait quelque chose de plus au fond de leur coeur que l’attrait pécuniaire de la traite. Un de ces hommes, appelé Thomson, a été capable de nous raconter ce qu’ils avaient dans le coeur.
Tom Thomson est, comme Walt Whitman, de la trempe des prophètes de ce continent. Parce qu’il y avait aussi des canots et des hommes des bois aux États-Unis. Thomson a également parlé pour eux, aussi bien que Whitman s’est fait le chantre de tous les habitants de l’Amérique du Nord.