L’inconnu

Hazel B. Shaw raconte un véritable mystère néo-écossais. Qui était Jérôme? Pourquoi a-t-il été mutilé et abandonné?

[ Le bateau vapeur

Le bateau vapeur "Lawrence", Allison M. Colwell, New Brunswick Provicial Archives P112 #22

Le long de la partie ouest de la Nouvelle-Écosse entre Yarmouth et Digby, s’étend la côte des Français. Communément appelée « la plus longue rue principale du monde », la majorité de ses habitants sont des descendants des Acadiens exilés.

Si vous visitez la région aujourd’hui, sans doute qu’un des habitants de la côte vous demandera si vous connaissez l’histoire de l’inconnu nommé Jérôme.

Bien que ce mystérieux évènement soit survenu il y a plus d’un siècle, l’histoire s’est transmise d’une génération à l’autre et alimente encore les discussions de nos jours. En effet, on retrouve en Nouvelle-Écosse de nombreux mystères apportés par la mer. Toutefois, les faits démontrent que l’histoire de Jérôme est sans doute la plus étrange à être survenue dans cette province maritime.

L’histoire de Jérôme débute sur les rives de l’isthme de Digby, un bras de terre déchiqueté qui avance dans la baie de Fundy. Un jour, à l’été de 1854, un bateau à voile pas très haut et d’apparence étrangère est aperçu allant et venant dans la baie de Fundy. Un bateau de ce genre n’avait jamais été vu dans ces eaux auparavant.

On se lance immédiatement dans les conjectures. D’où vient ce bateau? Est-ce un navire de guerre ou peut-être un bateau de pirates? Et que vient-il faire ici?

Le matin suivant, le bateau a disparu, mais Martin Albright, un pêcheur affairé à ramasser du varech, fait une découverte qui donnera naissance à l’un des plus grands mystères de l’histoire de la Nouvelle-Écosse. Il aperçoit un jeune homme d’environ 19 ans étendu, inconscient, près de la limite des eaux. En s’approchant, il voit que les jambes du jeune homme ont été récemment amputées aux genoux! Il est vêtu du lin le plus fin, mais tous les boutons, écussons et autres moyens d’identification ont été enlevés. Une boîte de biscuits de marin et une carafe d’eau sont à sa portée.

Avec l’aide d’autres habitants, on transporte le jeune malheureux chez M. Albright, où il revient à lui.

Le jeune homme est entouré de gens qui attendent qu’il parle. Ils lui posent sans cesse des questions. Qui est-il et qui est responsable de son horrible mutilation? A-t-il été abandonné par ce mystérieux bateau? Mais malgré leur interrogation et leur insistance, le jeune refuse de parler, sauf pour prononcer un mot qui ressemble à « Jérôme ». C’est comme ça qu’il devient Jérôme. Rien d’autre. Au cours des nombreuses années qui suivent, il ne prononce que deux mots. À une occasion, lorsqu’on lui demande d’où il vient, il répond rapidement et peut-être sans réfléchir « Trieste ». À une autre occasion, sans doute pris par surprise, il prononce un seul mot au sujet de son bateau : « Colombo ».

Quelques années plus tard, Jérôme est transféré de l’isthme de Digby pour aller vivre avec les Acadiens de Meteghan, une petite ville située le long de la côte à 40 milles de là.

Jean-Nicolas, un Corse qui parle couramment plusieurs langues européennes, vit à Meteghan et accueille Jérôme chez lui. M. Nicolas tente désespérément de rompre le silence de Jérôme. Il est persuadé que Jérôme comprend le français ou l’italien, mais ce dernier refuse toujours de parler. Étant donné sa compréhension apparente de ces langues, son allure générale et ses manières qui témoignent d’une bonne éducation, les gens concluent qu’il est une personne hors du commun. En se basant sur son apparence étrangère, ils déduisent qu’il est français. Ou possiblement italien.

Jérôme est un homme extrêmement bien bâti. Il a de bonnes manières et réagit fortement à la belle musique. Il se conduit avec dignité et fait montre d’orgueil à diverses occasions. Lorsqu’on lui donne de l’argent en cadeau, il refuse et semble humilié. Toutefois, il accepte avec beaucoup de gratitude les bonbons, le tabac et les fruits qu’on lui offre.

Les manifestations banales du quotidien – chagrin, souffrance et joie – ne semblent pas l’atteindre. Il semble être emmuré dans son propre monde, où il subit peut-être une torture mentale encore plus grande, que de simples étrangers ne peuvent voir.

Aux yeux des sympathiques Acadiens, il devient une responsabilité spéciale, bénie de Dieu, qui leur est envoyée pour qu’ils l’aiment et en prennent soin. Il passe beaucoup de temps avec les enfants et semble entretenir avec eux une complicité qui fait pitié à voir.

Il se déplace plutôt bien sur ses moignons. Sa renommée se répand le long de la côte et il est bientôt connu comme « le mystérieux homme sans jambes ». Plusieurs viennent le voir pour tenter de découvrir son secret. Mais sans résultat. Il ne veut toujours pas parler.

Après avoir vécu 7 ans à Meteghan, on l’amène à Saint-Alphonse-de-Clare, un autre village français, 4 milles plus au sud. Là, il passe les 40 dernières années de sa vie avec Dédier Comeau et sa famille. Durant tout ce temps, le gouvernement provincial paie pour sa pension.

Les Comeau remarquent eux aussi des choses bizarres à propos de l’étranger. Une fois, Mme Comeau le voit assis dans l’herbe en train d’écrire sur une pierre. Il se dépêche d’effacer ce qu’il a écrit lorsqu’elle s’approche. En d’autres occasions, il réussit presque à ramper jusqu’à la mer.

Les gens du village le surveillent et commentent son comportement étrange. Sa façon de contempler la mer pendant de longs moments; son intense intérêt lors de l’arrivée de la poste par diligence.

Ses fréquentes crises de désespoir, comme s’il portait un fardeau trop lourd pour en parler à un autre être humain. Comment il devient furieux à la moindre provocation et comment il redevient docile aussi rapidement après. Comment le mot « pirate » le plonge dans une rage qui dure des jours, et son étrange ressentiment haineux lorsqu’il entend le cliquetis d’une chaîne.

Jérôme vit avec les Acadiens durant plus de quarante ans. Il est bien traité et au cours de cette période, son état de santé est excellent. Avec les années, de nombreuses théories sont émises à son sujet. Personne ne sait vraiment. On a supposé qu’il provenait d’une famille de nobles, qu’il était un officier haut gradé dans une cour européenne. Selon d’autres théories, il était pirate. Selon d’autres encore, il était en possession d’importants renseignements militaires. Son silence qui a persisté sur une période de plus de cinquante ans indique certainement qu’il gardait un important secret.

En 1908, lorsque sa vie tire à sa fin, il semble enfin prêt à briser son long silence. Mais il n’a pas parlé depuis trop longtemps. Ses cordes vocales n’arrivent pas à émettre des sons après ce silence de cinquante ans. Il ne peut pas parler. Et c’est ainsi qu’il meurt – dans le silence.

Il est enterré dans le cimetière catholique de Meteghan. C’est là qu’il repose aujourd’hui sous une pierre tombale sans inscription, son secret en sécurité, connu de Dieu seulement.

Aujourd’hui, à Meteghan, les descendants des Acadiens qui se sont gentiment occupé du pauvre homme se posent toujours des questions à son sujet. L’histoire de Jérôme est pratiquement devenue une légende sur la côte des Français.

Helireon Robicheau, 101 ans, se souvient bien de Jérôme. M. Robicheau, un gréeur à la retraite toujours alerte et actif, a sa propre théorie concernant le secret de l’étranger.

« Je crois qu’il s’agissait d’un pirate italien, dit-il. S’ils le gardaient enchaîné pour quelque raison que ce soit, les chaînes lui ont peut-être blessé les jambes. C’est pour ça qu’ils les lui ont coupées. Les médecins ont dit que l’amputation avait été bien faite, tout de même, pour l’époque. Je me rappelle comment il avait l’habitude de s’asseoir et de regarder la mer au coucher du soleil. Je crois qu’il avait peur qu’ils reviennent le chercher. »

M. Robicheau s’appuie sur sa canne et pointe en direction du vieux cimetière juste de l’autre côté de sa maison.

« C’est là qu’il est enterré, indique-t-il. Je savais où sa tombe était, avant, mais c’est tellement plus grand, à présent. »

M. Robicheau parle de la fois où deux femmes de Boston sont venues voir Jérôme.

« Elles ont dit qu’il était leur frère, se rappelle-t-il. Mais il ne voulait pas leur parler, alors elles sont reparties. Elles n’ont rien voulu nous dire à son sujet. Cette nuit-là, les gens chez qui il habitait l’ont entendu pleurer dans sa chambre. »

Dans une autre résidence de Meteghan, Mme Margaret Saulnier, âgée de 82 ans, une vraie jeunesse comparée à M. Robicheau, se souvient elle aussi de Jérôme. Mme Saulnier, une gentille dame francophone vêtue de noir, qui ne désire pas apparaître à la caméra, parle de Jérôme comme si tout cela s’était passé hier.

« C’est étrange que vous passiez aujourd’hui, s’étonne-t-elle, nous parlions justement de lui. Oui, je me souviens bien de lui. J’avais environ 12 ans et j’allais à l’école. Nous avions l’habitude de le taquiner beaucoup et d’essayer de le faire parler. Mais il n’a jamais rien dit. »

Une jeune femme francophone aux cheveux foncés et à l’air extrêmement intéressé est assise avec Mme Saulnier dans sa cuisine douillette et nous demande si on a découvert si Jérôme était de sang noble. La réponse négative entraîne des regards déçus. Ce qui est incroyable, c’est que ces jeunes personnes tentent toujours de résoudre le mystère de Jérôme.

On fait ensuite le court trajet de 4 milles jusqu’à Saint-Alphonse-de-Clare, là où se dresse toujours la maison où Jérôme a habité durant les quarante dernières années de sa vie. Il s’agit d’un beau bâtiment de deux étages situé sur une colline non loin de la mer. La famille de Louis Boudreau vit dans cette célèbre maison depuis dix ans.

Mme Boudreau, une sympathique dame aux cheveux foncés, semble enchantée d’y vivre.

« Oui, c’est ici que Jérôme a vécu, dit-elle jovialement. Nous l’avons fait rénover, bien sûr. Ma salle de bain est là où était sa chambre. C’était une petite chambre avec une fenêtre. Lorsque nous l’avons démolie, j’ai trouvé une bonne photo de lui. »

Alors que nous quittons Mme Boudreau, nos pensées sont plongées dans un passé lointain.

Et c’est ainsi que l’histoire de l’étranger continue de vivre en Nouvelle-Écosse. De nos jours, un tel secret aurait vite été découvert. Mais même maintenant – plus de 100 ans plus tard – il serait intéressant de savoir qui était réellement Jérôme, pour quelle raison il a été atrocement mutilé puis abandonné sur le rivage de l’isthme de Digby, où le vent souffle inlassablement.

Source: Hazel B. Shaw, "L’inconnu," Free Press Weekly Magazine Section, 15 août 1952.

Retour à la page principale