Le mystère de Jérôme le cul-de-jatte – une solution
Par Arthur Thurston.
Le cas de Jérôme n’était pas du tout un mystère pour l’éminent juge Alfred Savary dont les ouvrages volumineux révèlent toute l’histoire. J’ai rendu hommage dans Historically Speaking au sérieux et enthousiaste juge décédé en 1920 à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Le sénateur King du Nouveau-Brunswick connaissait toute l’histoire de Jérôme. Il a raconté que l’homme avait été retrouvé à demi gelé dans un chantier de bûcherons du comté de Kings, au Nouveau-Brunswick. On a tendrement pris soin de lui, amputé ses jambes gelées et on l’a envoyé à Saint John. Là-bas, les gens n’ont pas voulu se donner la peine de s’occuper de l’inconnu et l’ont donc mis à bord d’une goélette qui l’a ensuite déposé sur les rives de la Nouvelle-Écosse.
Le juge Savary corrobore les faits précédemment énoncés sans soulever de grandes contradictions. Il insiste sur le fait qu’aucune auréole traditionnelle ou romantique n’entourait ce pauvre Italien qu’on avait laissé sur la rive de Sandy Cove. Là-bas, il n’a pas été retrouvé par des pêcheurs, mais par Robert Bishop, fermier, marchand et juge de paix, ainsi que par un autre homme qui ont tous deux vécu jusqu’à tard dans le vingtième siècle. Les deux hommes étaient sur la colline de Sandy Cove lorsqu’ils ont aperçu deux petits navires se rendre dans l’anse, mettre quelque chose dans une chaloupe et l’envoyer vers le rivage. Ils ont cru que les navires étaient venus chercher de l’eau, mais une fois que ces derniers furent repartis, un homme n’ayant pas toute sa tête et ayant un problème d’élocution a couru vers eux en leur pointant le rivage et en disant qu’il y avait là-bas un homme sans jambes. M. Bishop et son compagnon ont retrouvé l’étranger, qui se déplaçait avec ses mains dans une position assise vers la marée montante. Plusieurs biscuits de marin ainsi qu’une carafe d’eau ont été retrouvés plus haut sur la plage, sans doute à l’endroit où l’homme avait été déposé.
Le gouvernement de la Nouvelle-Écosse, dès qu’il en a été informé, a engagé un Acadien de Meteghan pour s’occuper de l’infirme et l’a payé à partir d’un fonds spécial pour les pauvres. « Jérôme » et « Colombo » étaient les deux seuls mots qu’il prononçait à ce moment-là. C’était peut-être un Portugais originaire de Colombo (Ceylan), ou peut-être que Colombo était le nom du dernier bateau sur lequel il avait travaillé. Ou encore, son propre nom était peut-être Jérôme Colombo. M. Mecchi, un barbier italien habitant à Meteghan a souvent tenté de converser avec l’homme et a réussi à lui faire prononcer quelques mots. À cause de l’accent de l’étranger, M. Mecchi était porté à croire qu’il était un Italien, originaire de la côte Adriatique. Comme on raconte qu’il aurait un jour prononcé le nom de « Trieste », cette explication semble plausible. Selon le juge Savary, un historien amateur mais fiable, c’est le 23 août 1863 qu’on a retrouvé l’étranger.
La lettre « J » est absente de la langue italienne… Le nom s’écrirait donc « Gérôme ». Ou alors peut-être qu’il disait « Genova » (Gênes), qui aurait pu être sa ville natale. Il aurait même pu être un descendant du célèbre Cristoforo Colombo, que nous connaissons sous le nom de Christophe Colomb. « Colombo » est encore un nom de famille populaire à Gênes.
Ce qui est écrit ci-dessus était la théorie du juge Savary et on peut la confirmer grâce à une lettre tirée des dossiers de J. Murray Lawson, auteur de Yarmouth Reminiscences. La lettre provient de C.O. Foss, ingénieur adjoint au Chemin de fer transcontinental de Fredericton au Nouveau-Brunswick. Lawson et Foss étaient tous deux des historiens amateurs mais compétents qui aimaient explorer le domaine du mystérieux. Mais l’histoire de Jérôme n’était pas un mystère aux yeux de ces deux hommes. M. Foss écrit à Murray Lawson qu’en 1858 ou 1859, deux frères du nom de Conroy, l’un d’eux ayant vécu jusqu’au vingtième siècle et ayant raconté à de nombreuses reprises cette histoire, ont trouvé un homme étendu sur la rive de la rivière Gaspereaux, à environ 20 milles de Chipman, au Nouveau-Brunswick. Les Conroy possédaient de grandes terres à bois; ils étaient en fait des « barons » du bois d’œuvre, des hommes prospères et dignes de confiance.
C’était l’hiver, la température se situait bien en-dessous de zéro depuis des jours. Les deux jambes de l’homme étaient gravement gelées et il ne restait plus qu’une faible étincelle de vie en lui. Il a été doucement amené avec précaution à Chipman et remis aux soins des autorités de la paroisse. On a découvert que pour lui sauver la vie il serait nécessaire de lui amputer les jambes. Puisqu’aucun médecin de l’endroit n’était assez qualifié pour effectuer la chirurgie, l’homme qu’on appela ensuite Jérôme fut transporté à Gagetown, dans le comté de Queens, où le célèbre Dr Peters, un chirurgien, a pratiqué l’opération. Très lentement, l’homme démontrait des signes de rétablissement et aussitôt qu’il a été en assez bonne condition pour être déplacé, on l’a retourné à Chipman où il a été à la charge de la paroisse durant près de deux ans. Il logeait chez une famille appelée Gallagher, dont l’un des membres, qui a vécu pendant cinquante ans après le départ de Jérôme, a souvent parlé de ce dernier et se demandait ce qu’il était advenu de lui, ignorant apparemment quel sort avait connu le malheureux. Il est vrai que, lorsque Jérôme a été retrouvé, les plaies de sa double amputation ont semblé fraîches aux non-initiés. Mais il est possible que des blessures aussi sérieuses aient mis plusieurs années à guérir. Des blessures infligées à certains hommes lors de batailles dans les années 1860 n’étaient toujours pas guéries dans les années 1920. C’était le cas du gouverneur Champerlain du Maine. La guérison dépend beaucoup de la vitalité et de l’état de santé du blessé. Un marin sous-alimenté peut mettre plus de temps à guérir de ses blessures.
Les loyalistes néo-brunswickois n’ont pas été aussi gentils ou hospitaliers envers Jérôme que les francophones du comté de Digby l’ont été plus tard. Les autorités paroissiales ont froidement décidé de s’en débarrasser en se disant probablement : « Après tout, il n’est pas l’un des nôtres ». Quoi qu’il en soit, on a pris arrangement avec le capitaine d’une goélette pour le transporter de l’autre côté de la baie et le débarquer en Nouvelle-Écosse. Le capitaine de la goélette a toujours été embarrassé du rôle qu’il a été contraint de jouer.
Pendant qu’il était à Chipman, à Gagetown puis de nouveau à Chipman, Jérôme a été questionné, mais il ne pouvait pas ou ne voulait pas comprendre les langues dans lesquelles on lui parlait. Même le curé de la paroisse n’a pas réussi à obtenir des réponses de lui. « En assemblant les morceaux », il est devenu de plus en plus probable qu’il avait déserté un bateau, étranger ou non, alors qu’il se trouvait à Chatham, et qu’il tentait de se rendre à Saint John lorsqu’il a été victime du temps glacial. Il avait pris le chemin qui avait été jadis un passage fréquemment emprunté pour se rendre de la Nouvelle-France à la Nouvelle-Écosse. Une fois de retour à Chipman, il prononçait souvent un mot qui ressemblait à « Gamby » en tentant de se faire comprendre, et les gens ont commencé à l’appeler ainsi. Nous connaissons maintenant le sens de ce mot : « jambe » se traduit par « gamba » en italien.
Jérôme logeait avec une famille francophone simplement parce que l’on croyait qu’il était peut-être français. Personne n’a eu la subtilité de résoudre le mystère de ses origines et peut-être même que personne ne s’en souciait. Les rapports sont bourrés de contradictions. Selon une version, il aurait été retrouvé en novembre 1861. Il y avait même une version selon laquelle une canonnière l’avait débarqué sur le rivage, mais les résidants du comté de Digby n’ont jamais entendu parler d’une canonnière. Il est devenu un héros en ce sens qu’il est entré dans la tradition, et les gens du petit groupe qui l’entourait ne se lassaient jamais de parler de lui. Selon une autre version, il aurait affirmé que « Mahoney » était son nom de famille. Lorsqu’on l’a retrouvé à l’isthme de Digby, il a signifié d’une quelconque façon au curé de l’endroit venu lui rendre visite qu’il était catholique. Pour une raison inconnue, peut-être parce que ses mains étaient petites ou qu’elles n’étaient pas celles d’un travailleur, on croyait que c’était un gentleman.
Durant sept ans, il a logé avec la famille francophone qu’il l’avait hébergé à son arrivée, puis, comme cette dernière déménageait, on a parlé de l’envoyer à l’asile des pauvres. Mais puisque les gens voulaient croire, pour des raisons romantiques, qu’il était ou avait été un gentleman, la famille de Joseph Comeau a accepté de prendre soin de lui vers la fin de sa vie pour la modique somme de 140 $ par année.
Ce n’est pas avant 1900 que l’histoire du mystérieux Jérôme a été largement connue du public. C’est à cette époque que le père Cole de l’église Star of the Sea a pris une photo de Jérôme, qui est devenue célèbre, mais il n’a pas réussi à apprendre quoi que ce soit de lui. Le barbier italien, Mecchi, qui savait parler sept langues selon la légende, avait peut d’information à ajouter à celle déjà réunie. Le commerçant arabe de Meteghan Station, M. B...... n’a pas eu plus de chance. On s’est adressé à Jérôme en français, en gaélique, en italien, en espagnol, en allemand, en arabe et en anglais. Il n’a brisé le silence qu’une seule fois alors qu’on le harcelait et a alors démontré qu’il possédait tout un tempérament.
L’histoire de Jérôme s’est graduellement étendue au-delà de Meteghan Station. Le capitaine MacKinnon du Prince George n’a pas entendu parler de lui avant que Jérôme ait atteint l’âge moyen. Murray Lawson a enquêté un peu de ce côté mais a refusé de lui rendre visite.
Jérôme avait horreur du froid. Même en plein milieu de l’été, on pouvait le retrouver à côté du poêle de la cuisine, ses moignons sous ce dernier. « Pas surprenant », nous disent les psychiatres, si l’on considère la souffrance qu’il a endurée en plein hiver dans les bois du Nouveau-Brunswick. Lorsqu’on lui offrait du tabac et des bonbons, il rougissait en signe d’appréciation. Son comportement général, tel que le percevaient ceux qui étaient assez éloquents pour le mettre en mots, était celui d’un homme extrêmement tendu et instable sur le plan affectif. Puisqu’il s’exprimait d’une voix très gutturale, il est fort probable qu’il souffrait de troubles de la parole et, puisqu’il était également illettré, il était incapable de communiquer de quelque façon que ce soit.
Comme je l’ai écrit, il a très tôt donné l’impression d’être catholique. On l’a vu quelques fois en train de prier. Il faisait souvent le signe de croix. Il n’a jamais accepté de prendre le chapelet pour prier et n’a jamais lu le livre de prières, ni même aucun livre ou journal qui se trouvaient dans la maison, en fait.
Il n’en était probablement pas capable. Lorsqu’il était plus jeune, il avait l’habitude de sortir sur le porche et de s’asseoir au soleil par beau temps, mais il a vécu les vingt dernières années de sa vie sans s’aventurer au-delà de la porte, située quelques pieds plus loin, préférant s’asseoir près du poêle toute la journée. La nuit, il semblait souvent se parler à lui-même, mais comme il était extrêmement sensible au bruit, le simple fait que quelqu’un approche le ramenait immédiatement au silence. Il est décédé en 1912 et a été enterré à Meteghan.