Jérôme, l’inconnu du comté de Digby
Vue aérienne de la baie Sainte-Marie avec Meteghan à l'avant plan s'en allant vers la Pointe-de-l'Église (Nouvelle-Écosse, Canada), D.B. Field, Centre Acadien, Université Sainte-Anne Coll. 3, Série A #49, Div. 4
Peut-être qu’aucun homme n’a fait couler autant d’encre dans toute l’histoire du comté de Digby que Jérôme, l’inconnu du comté de Digby, et pourtant, malgré tout ce qui a été écrit, malgré toutes les enquêtes faites à son sujet, on possède très peu d’information sur lui, sur ses origines ou sur les circonstances étranges qui ont mené à ce qu’il soit abandonné sur le rivage du comté de Digby il y a plusieurs années.
C’est à l’été 1866 qu’un étrange bateau a été aperçu dans la baie de Fundy, au large de l’isthme de Digby. Le navire a été vu pour la première fois au coucher du soleil et son apparence étrange et ses manœuvres suspectes ont attiré l’attention des pêcheurs.
Certains d’entre eux ont cru qu’il s’agissait d’un bâtiment de guerre, d’autres qu’il s’agissait d’un bateau privé. En apparence, il ne ressemblait à aucun autre bateau qu’ils avaient vu dans les environs. Il a erré le long de la côte jusqu’à ce que le soleil se soit couché et qu’on ne puisse plus le voir depuis le rivage.
Le lendemain matin, deux pêcheurs de Sandy Cove, Eldridge et Allbright, venus dans la baie de Fundy pour ramasser du varech, ont découvert, non loin de la ligne d’algues laissée par la marée haute, un homme recroquevillé. En regardant de plus près, ils ont remarqué que les jambes de l’homme avaient été amputées juste au-dessus des genoux. À ses côtés se trouvaient un tonnelet d’eau et une miche de pain noir.
Ses jambes avaient été amputées par une personne adroite et cela avait été fait peu de temps auparavant puisque ses moignons étaient encore bandés et qu’ils saignaient toujours. Il souffrait également d’hypothermie.
Les deux pêcheurs ont transporté l’homme, qui n’a pas dit un mot en réponse aux questions qu’ils lui posaient, vers la maison d’un certain M. Gidney à Mink Cove où on l’a enveloppé dans des couvertures chaudes et lui a servi des boissons chaudes. On l’a de nouveau questionné à savoir qui il était et d’où il venait, mais encore une fois aucune réponse n’est venue. Tout ce qu’on a pu comprendre de ce qu’il disait fut un mot qui ressemblait au nom Jérôme, et c’est par ce nom qu’on l’a appelé à partir de cet instant.
On a pris soin de lui chez les Gidney pendant un certain temps, puis on a décidé qu’il serait peut-être judicieux de l’envoyer du côté acadien de la baie, où l’on pourrait trouver quelqu’un qui pourrait converser avec lui dans une langue qu’il comprendrait et dans laquelle il pourrait répondre.
À cause de son teint foncé et basané, certains ont cru qu’il était Italien et c’est pourquoi on l’a amené à Meteghan chez un Corse du nom de Jean-Nicolas qui habitait là-bas. Ce Corse, surnommé « le Russe », parlait non seulement italien mais aussi plusieurs autres langues européennes. Il s’est occupé du mystérieux naufragé et a essayé dans toutes les langues qu’il connaissait de percer le mystère qui l’entourait, mais ce fut sans succès. Après quelque temps, l’histoire de Jérôme est parvenue jusqu’aux oreilles du gouvernement de la Nouvelle-Écosse et une allocation de 2 $ par semaine a été officiellement versée à la famille qui l’hébergeait.
Après quelque temps passé avec Nicolas, il est devenu évident pour le Russe que son invité étranger comprenait l’italien puisque, lorsqu’il parlait cette langue, l’autre semblait le comprendre. Il était aussi évident à ses manières qu’il vivait dans la peur de quelqu’un ou de quelque chose et les seules fois où il a parlé, seulement en émettant des sons gutturaux, c’était lorsqu’il avait été pris au dépourvu. On raconte que lorsqu’on lui a demandé en italien d’où il venait, il a répondu « Trieste », et « Colombo » lorsqu’on lui a demandé quel bateau l’avait emmené en Nouvelle-Écosse. Après ces marmonnements, il a été terriblement effrayé et a tremblé de peur pendant des jours.
Jérôme a appris à bien marcher sur ses moignons, mais il n’allait jamais nulle part. Il fuyait toute compagnie et passait la majeure partie de son temps accroupi derrière le poêle de la cuisine, la tête inclinée et les mains jointes.
Les gens de Digby qui l’ont vu alors qu’il demeurait à Clare racontent que lorsqu’ils se rendaient à la maison où il résidait, il se cachait derrière le poêle et que si on lui parlait, il lançait un regard furieux.
Il est demeuré sept ans chez Jean Nicolas. Après la mort de la femme de Nicolas, il a été mis en pension chez Mme Didier Comeau de Saint-Alphonse de Clare, alors connu sous le nom de Chéticamp. Dans cette maison, il semblait apprécier regarder les enfants qui jouaient et il se mêlait à eux plutôt librement.
Parfois, lorsqu’il n’y avait pas d’adultes autour, il parlait aux enfants, mais il retournait à ses manières taciturnes à l’approche d’adultes. On raconte que les enfants lui ont demandé à une occasion pourquoi il ne voulait pas parler à leurs parents et il a répondu en secouant la tête « Non, non ». On raconte aussi que, lorsque les enfants lui ont demandé comment il avait perdu ses jambes, il a répondu « chaînes » puis « sciées sur une table ».
On dit également que la preuve qu’il pouvait comprendre et parler anglais a été faite lorsque, à l’occasion d’une visite d’une personne qui désirait le voir, Mme Comeau a tenté de l’amener à sortir de sa chambre, ce à quoi il a répondu dans un anglais parfait « Je vais vous mordre ».
Il était extrêmement fort, mais n’a jamais offert d’aider aux corvées ou de travailler autour de la maison des Comeau. Il possédait aussi un tempérament violent mais ses accès de colère ne duraient jamais longtemps, sauf lorsque l’étrange « forban » (pirate) était mentionné, il entrait alors dans une rage qui durait des jours. Il passait de longues heures à regarder par la fenêtre les bateaux qui allaient et venaient dans la baie.
À l’occasion, le gouvernement publiait dans la presse un avis concernant Jérôme, dans l’espoir d’obtenir des renseignements.
À la suite de ces avis, plusieurs personnes ont visité la maison des Comeau et ont tenté de converser avec l’étranger. Plusieurs lettres ont également été reçues qui suggéraient que l’homme mystérieux puisse être un disparu en particulier.
Une de ces lettres a été envoyée par deux sœurs de New York appelées Mahoney, qui croyaient que Jérôme était leur frère depuis longtemps disparu. M. Comeau et son frère, François, se sont rendus à New York et se sont entretenus avec les deux sœurs. Ils ont appris que leur frère, Jérôme, avait fugué de la maison trois fois avant l’âge de onze ans pour finalement disparaître complètement. Bien que leur père ait passé le reste de sa vie à tenter de le retrouver, il n’y arriva pas. L’âge de ce Jérôme au moment où il avait quitté la maison pour la dernière fois et celui du Jérôme trouvé à baie Sainte-Marie – 25 ans – semblaient correspondre, mais le mystère entourant la vie du mystérieux Jérôme du comté de Digby, qui avait sans aucun doute vécu à l’étranger et voyagé en haute mer avant d’être étrangement abandonné et amputé de ses jambes, demeurait tout aussi mystérieux, et ce, même s’il devait être le frère de ces deux femmes.
On a émis plusieurs autres théories concernant l’identité de cet étranger. On a suggéré qu’il était un bûcheron des forêts du Nouveau-Brunswick, blessé lors d’un accident de drave et amené en Nouvelle-Écosse pour ne pas qu’il soit un fardeau pour sa propre région. Selon une autre théorie, il faisait partie de la famille Hapsburg.
Peu avant qu’il meurt en 1908, Mme Doucet, la fille de Jean-Nicolas, est passée le voir. Elle avait joué avec lui lorsqu’elle était enfant; elle était une des enfants avec qui il était devenu ami et elle avait beaucoup de bons souvenirs de lui. Lorsqu’elle est entrée dans sa chambre, il a levé les yeux vers elle et l’a regardée avant de les baisser de nouveau. En réponse à ses nombreuses tentatives pour le faire parler, il a grommelé quelque chose qui selon elle ressemblait à « Je ne peux pas ». On croit que le fait qu’il n’ait pas utilisé ses cordes vocales pendant longtemps l’aurait rendu incapable de parler.
À sa mort en 1908, après avoir vécu quarante-deux ans dans la région, il a apporté avec lui, dans la terre paisible d’Acadie, son mystère qui n’est toujours pas résolu. Depuis sa mort, plusieurs ont tenté en vain de le percer. Le mystère entourant Jérôme, son identité, ses origines, la raison pour laquelle il refusait de parler et la cause de l’amputation de ses jambes, demeurera à jamais enterré avec cet homme étrange. Peut-être qu’un pirate de son époque aurait pu raconter son histoire, peut-être que son silence recèle un trésor, peut-être que la clé se trouve dans un évènement simple et prosaïque. Qui sait?