Aurore l'enfant martyre
Acte 1, scène 5, p. 174 à 180.
MÈRE
Ah! c'est vous Monsieur le curé: entrez donc.
CURÉ
Bonjour les amis.
MÈRE
(À Aurore.) Voyons, donne une chaise à Monsieur le curé, montre que tu es une petite fille bien élevée. (Aurore donne une chaise au curé.)
CURÉ
Mais où sont les autres enfants?
MÈRE
À l'école.
CURÉ
Aurore, pourquoi tu ne viens plus à l'église?
AURORE
Je ne vais pas à l'église (elle regarde la mère) parce que...
MÈRE
Elle n'est pas bien forte.
CURÉ
Tu es bien pâle. Serais-tu malade?
AURORE
Non... Monsieur le curé.
MÈRE
C'est la croissance. Elle a tellement grandi, cette chérie. Mais elle est si bien choyée, si dorlottée. Et puis, elle ne travaille pas, elle se lève quand elle veut. Plutôt que de la voir se fatiguer, j'aimerais mieux passer toutes mes nuits à travailler.
AURORE
C'est vrai, Monsieur le curé.
MÈRE
Elle n'est pas pieuse.
CURÉ
Puisque je suis sur place, veux-tu en profiter pour te confesser?
AURORE
Me confesser!
MÈRE
(En aparté.) De quoi qu'il se mêle, celui-là?
CURÉ
Dis, le veux-tu?
AURORE
Je le veux bien, Monsieur le curé.
MÈRE
(En aparté.) Elle va tout lui raconter.
TÉLESPHORE
Viens, femme. (Il l'entraîne vers la sortie.)
MÈRE
Je voudrais bien entendre.
TÉLESPHORE
Viens, je ne veux pas avoir ça sur la conscience.
La Mère et Télesphore sortent. Le curé s'assoit et Aurore vient s'agenouiller à ses pieds.
CURÉ
Tes parents ont-ils bien soin de toi?
AURORE
Mon père quelquefois...
CURÉ
Et ta belle-mère?
AURORE
Ma belle-mère... elle me bat.
CURÉ
Souvent?
AURORE
Tous les jours, Monsieur le curé, et même plusieurs fois par jour.
CURÉ
Et ton père?
AURORE
Mon père? Il venait de me fouetter quand vous êtes entré.
CURÉ
C'est pour ça que tu pleurais?
AURORE
Oh oui, Monsieur le curé, j'ai bien pleuré. Mais si ce n'était que ça.
CURÉ
Allons, allons, parle.
Musique très douce: le Rosaire, sur orgue.
AURORE
Ma belle-mère me fait boire de la lessive et manger du savon, me brûle les mains avec un fer rouge. J'ai les marques de ses coups sur tout le corps.
CURÉ
Oh! la mégère!
AURORE
Il y a des moments où je souffre tellement, Monsieur le curé, qu'il me semble que je m'en vais et que mon âme va quitter la terre.
CURÉ
Non! Non! Cela ne sera pas.
AURORE
Ne dites jamais à personne ce que je vous ai raconté, Monsieur le curé.
CURÉ
Sois sans crainte, ma petite fille, et compte sur moi: je trouverai moyen de te sauver.
AURORE
Oh oui, Monsieur le curé, sauvez-moi vite! vite! car je suis à bout de force.
CURÉ
Surtout, conserve une grande confiance en Dieu. (Il la bénit et l'aide à se relever. Aux parents:) Venez, mes amis.
TÉLESPHORE
Qu'est-ce que vous en pensez, Monsieur le curé?
CURÉ
Télesphore, ta fille est très malade, dangereusement malade!
TÉLESPHORE
Vous croyez, Monsieur le curé?
CURÉ
J'en suis sûr! Elle tient à peine sur ses jambes. En écoutant sa petite confession, tout à l'heure, je la regardais attentivement: ses yeux caves, cette figure creusée, cette voix défaillante, ça ne trompe pas! Elle est sérieusement atteinte, il faut voir un médecin sans retard. Si elle mourait faute de soins, tu aurais un crime sur la conscience. Quant à vous, Madame, soyez bonne pour elle. Je sais que ce n'est pas votre enfant, mais en épousant le père, vous avez fait d'elle votre fille et vous lui devez votre amour. D'ailleurs, j'ai remarqué tout à l'heure par vos bonnes paroles toute l'étendue de votre dévouement pour elle.
MÈRE
Vous pouvez compter sur moi, Monsieur le curé.
CURÉ
(A Aurore.) Ne te décourage pas, prie bien le bon Dieu, il t'aidera. (A Télesphore.) Toi, n'oublie pas mes recommandations.
TÉLESPHORE
Je n'oublierai pas, Monsieur le curé. Puisque vous allez par en haut, je pourrais peut-être embarquer avec vous, j'ai affaire par là.
CURÉ
Bien, sûr, v'nez-y. Bonjour, Madame.
MÈRE
Bonjour, Monsieur le curé.
Le curé et le père sortent.
MÈRE
(À Aurore.) T'as parlé, toi!
AURORE
Non!
MÈRE
Menteuse! T'as parlé, que j'te dis!
AURORE
Non!
MÈRE
Qu'est-ce que t'as dit? Dis-le moi! J'veux l'savoir!
AURORE
La vérité!
MÈRE
La vérité! Tu parleras plus jamais, j'vais t'brûler la langue!
Aurore crie de douleur.
RIDEAU