Le Golden Square Mile
MME SYBIL BOLTON était la rédactrice en chef du Montrealerà ses premiers jours. Elle se rappelle l’époque du GOLDEN SQUARE MILE (le Mille carré doré)
« Soixante-dix pour cent de la fortune du Canada, affirmait Alvah Beatty, est entre les mains de quelque 25 000 personnes résidant dans un périmètre d’un mille carré à Montréal. Si vous arrivez à les atteindre, nul besoin de vous préoccuper du reste. »
The Montrealer,dont la visée était précisément cela, faisait béatement fi de l’existence de 700 000 Canadiens français vivant à l’est du boulevard Saint-Laurent, de 100 000 Juifs habitant entre Bleury et Saint-Laurent, des résidants bien nantis de la banlieue francophone d’Outremont ainsi que des anglophones des banlieues de Notre-Dame-de-Grâce et de Verdun, sans mentionner les petites communautés ethniques telles que les Chinois de La Gauchetière et les 500 Nègres de la rue Saint-Antoine, la plupart desquels travaillaient pour les deux grands chemins de fer.
Au sommet du fameux Square Mile se trouvait Ravenscrag. Le bâtiment, qui abrite aujourd’hui l’Institut neurologique, était à l’époque la résidence de Sir Montagu Allan et c’est en ces lieux que sa fille, Martha, désireuse de mettre sur pied un théâtre de répertoire, avait reçu Sir Barry Jackson, fondateur du Birmingham Repertory Theatre.
C’était une scène d’une splendeur seigneuriale : Martha se tenait derrière un énorme service à thé en argent tandis qu’un valet de pied en livrée présentait des sandwiches au pâté de foie gras sur encore d’autres plateaux d’argent. Le besoin d’établir un théâtre de répertoire semblait plus criant à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui. Il n’y avait pas de télévision, ni même de Radio-Canada.
…Du CN il y avait Sir Henry Thornton, qui ressemblait à un Viking. Du CP, Sir Edward Beatty, du moins jusqu’à ce que la Dépression ne le frappe au cœur. Pour la Banque de Montréal, il y avait Sir Vincent Meredith et Sir Frederick Williams Taylor, dont les visages ornaient tous les billets émis par la Banque de Montréal.
De la Banque royale du Canada, il y avait Sir Charles Gordon; de la Montreal Light, Heat and Power, Sir Herbert Holt; de l’Université McGill, il y avait Sir Arthur Currie, ses médailles de la Première Guerre mondiale illuminant sa poitrine. De la Sun Life, il y avait T. B. Macaulay, qui avait son propre groupe de cornemuseurs écossais, et du Montreal Star(si l’on fait abstraction de Lord Beaverbrook et de Lord Thomson), il y avait le seul et unique baron de la presse du Canada, ce mignon Lord Atholstan aux joues roses, qui comptait désormais ses millions avec le même soin qu’il avait jadis compté ses cents. Il était mon patron et la rédaction à la pige que j’effectuais pour The Montrealer, dont j’allais devenir la rédactrice en chef, ajoutait à mes maigres revenus des sommes dont j’avais bien besoin. Si seulement j’avais su, à l’époque, que je tombais de Charybde en Scylla quand, en m’asseyant, remplie d’idéaux, dans le fauteuil éditorial, je rêvais d’en faire le prochain New Yorker.