Lettre de Norman, le 4 avril 1937
Cambridge [Massachusetts]
4 avril [1937]
Chère Howie,
J’ai reçu au moins 3 lettres de toi l’une après l’autre (la no 15 est arrivée aujourd’hui).
[…]
Je suis heureux de ne pas avoir répondu à ta lettre no 14, car je dois admettre qu'elle m'a plutôt agacé. La facilité avec laquelle tu […] expliques sans mâcher tes mots que le problème du procès de Moscou est de toute évidence une affaire d’extorsion à la suite de menaces faites à la famille de l’accusé (si on en croit les inventions de Chamberlain [W. H. Chamberlin, journaliste américain]) et au milieu d’une lettre demandant une « ouverture d’esprit » et me prévenant qu’on ne sait pas vraiment ce qui se passe « à l’intérieur » de l’Union soviétique (ce avec quoi je suis en partie d’accord). Je dois admettre que cela m’a un peu sonné. Avant de poursuivre et de discuter de ta dernière lettre dans laquelle tu énonces de nouveau ta position et en donnes les raisons, que je peux apprécier même si je ne suis pas toujours d’accord, je voudrais mentionner le livre de Chamberlain dont tu admets l’hostilité, mais auquel tu fais continuellement référence comme si c’était une déclaration officielle et finale. Je dois dire en commençant que Chamberlain est un très bon écrivain, cela ne fait aucun doute, ce qui le rend encore plus dangereux, mais il est naïf de s’attendre à ce qu’un homme qui est un ennemi juré du socialisme et un dévoué défenseur du capitalisme puisse comprendre les problèmes fondamentaux. Même des critiques bourgeois de son livre ont noté à quel point il déformait constamment les faits, qui sont déjà assez graves; mais ces faits acquièrent leur réelle signification quand ils sont vus comme en fonction de la croissance historique du socialisme dans un pays aussi rétrograde que la vieille Russie. Est-ce que Chamberlain regardait ces développements objectivement? Pas du tout.
Il prétend (je peux appuyer mes dires à partir de nombreux articles sur lui dans les magazines et autres) que les masses russes sont en pire position maintenant qu’au temps des tsars et prends-en bonne note car sa réputation d’« observateur scientifique » sera ternie ou elle grandira à la suite de cette affirmation. Le canevas soviétique est trop vaste et trop changeant pour le résumer, mais je suis certain que, comme les Webb et les centaines d’œuvres de moindre importance que tu as lues et qui ont été rédigées par ses critiques, tu trouveras que la déclaration de Chamberlain est assez difficile à prouver. Laisse-moi te donner quelques exemples de sa compétence « scientifique ». Les Webb ont expliqué la crise de l’agriculture de 1932-1933 aussi bien que n’importe qui. Chamberlain ajoute à la confusion en affirmant que le nombre de victimes de la « famine » est de « cinq ou six millions » à la p. 67 (édition américaine) et de « trois ou quatre millions » à la p. 88; voilà un vrai maître statisticien qui sait jongler avec « quelques millions » assez facilement et qui continue de prétendre être précis comme journaliste. Il affirme que les personnes envoyées aux travaux forcés sont recrutées parmi les « centaines de milliers de familles » des koulaks, un autre exemple de précision scientifique. Il dit que ceux qui sont privés de liberté sans « procédures de recours » dépassent les deux millions. Tu vois, son truc est de lancer une chose sur laquelle il n’y a pas de chiffres soviétiques précis et ensuite, par un tour de magie, il produit un chiffre que personne ne peut vérifier (incluant lui-même bien sûr, mais ses lecteurs libéraux sont horrifiés et sont trop impressionnés par sa réputation d’impartialité pour oser mettre sa parole en doute).
[…]
Tu as terminé ta lettre no 14 en affirmant que la presse communiste avait « qualifié » le Manchester Guardian de « fasciste » à cause d’un article sur les procès. Je pense que cette épithète est un peu expéditive, c’est le moins qu’on puisse dire, mais il est également naïf de ta part, toi qui te penses si sceptique, équilibré et normal en comparaison des « communistes tordus » comme tu les appelles, d’imaginer que le Manchester Guardian est un arbitre impartial de ce qui se passe dans ce monde qui connaît la lutte des classes. Tu connais sûrement son imagination quand il s’agit des Soviétiques. C'est un journal libéral dans le vrai sens du terme sur les questions comme la terreur fasciste, l'Espagne ou les ravages de l'impérialisme autre que britannique. Mais après tout, c’est un [souligné dans le texte original] journal capitaliste. Il ne va pas se porter à la défense de l’Union soviétique, l’espoir et la fierté de la classe ouvrière. Lors de chaque crise dont je peux me souvenir, il a été farouchement antisoviétique […]
Ne penses-tu pas que la presse bourgeoise qui exploite le sexe et le crime et même les journaux plus dignes, qui portent aux nues le chauvinisme, la guerre et l’impérialisme, qui déforment la nouvelle et calomnient l’Union soviétique, ne penses-tu pas qu’ils sont vraiment tordus? En comparaison avec la presse bourgeoise, le plus petit organe communiste se lit comme du gros bon sens; il ne se vautre pas dans la boue et la poussière et il lui importe de guider ses lecteurs vers la création d’un monde meilleur. Si pour toi cela est tordu, je voudrais avoir ta définition de ce que tu penses être sain et normal, en ce qui concerne notre presse.
Il se fait tard et je suis fatigué. Je devrais d’abord te donner les bonnes nouvelles, ma bourse a été renouvelée pour une autre année; alors, la question de mes projets pour la prochaine année est réglée. À quel moment de l’année penses-tu arriver dans cette partie du monde? Je suis heureux que tu reviennes une année plus tôt que prévu et que tu t’arrêtes en Union soviétique et en Europe sur le chemin du retour.
Pour les trois prochains mois, tu ferais mieux de m’écrire au 280 rue Ottawa à Hamilton, Ont. Je te remercie pour tes longues lettres qui sont merveilleuses; malgré le ton controversé de cette lettre, j'aime tes lettres et je les attends avec impatience.
Dis à tout le monde que je les aime.
Toujours
Herbert