L’étrange affaire de monsieur Norman
Le 14 sept. 1951, le Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne a entendu un témoignage qui :
- identifiait M. Norman comme « travaillant dans les services de contre-espionnage » au quartier général du SCAP [commandant suprême des puissances alliées] pendant l’occupation du Japon, à Tokyo en 1945.
- décrivait le rôle de M. Norman dans un évènement de 1945 concernant des communistes japonais.
Le témoin était Eugene H. Dooman, un ancien officier des services extérieurs, aujourd’hui à la retraite, qui avait présidé en 1945 le Sous-comité sur l'Extrême-Orient du Comité de coordination de la marine en état de guerre.
Les membres du Sous-comité sur la sécurité interne ont d’abord lu un extrait d’un livre intitulé Eighteen Years in Prison [Dix-huit ans en prison], rédigé par Yoshio Shiga et publié par le Parti communiste japonais. L’extrait décrit la libération en septembre 1945 d’un groupe de communistes japonais trouvés par des journalistes alors qu’ils étaient toujours des prisonniers politiques dans une prison japonaise, des semaines après la reddition du Japon.
Visite à des prisonniers rouges
Selon le livre de Shiga, les prisonniers communistes ont reçu la visite en prison de M. Norman et de John K. Emmerson, un diplomate américain qui travaillait à l’époque au quartier général du SCAP.
On a demandé à M. Dooman de dire ce qu’il savait de cet évènement. Ce qui suit est une partie de son témoignage :
M. Dooman : … D’après ce que m’ont dit les fonctionnaires du département d'État qui étaient là et d’après les Japonais eux-mêmes, voici la substance de ce que j'ai entendu : que Harold Isaacs [le correspondant du magazine « Newsweek »] et un correspondant français, connu comme étant un communiste, sont allés à cette prison, la prison Fuchu, et que les évènements se sont passés à peu près comme Shiga en a fait la description dans son livre.
L’histoire relate qu’ils sont revenus, Isaac et ce Français sont revenus, et qu’ils ont raconté leur expérience à John Emmerson au quartier général du SCAP.
Quelques jours plus tard, Emmerson et, je crois, Herbert Norman --
M. Morris : Qui était Herbert Norman?
M. Dooman : Herbert Norman était un Canadien, membre du Service étranger du Canada, qui était à Tokyo avant la guerre et qui avait été renvoyé au Japon par le gouvernement canadien dès le début de l’occupation pour entreprendre le rapatriement des citoyens canadiens restés au Japon pendant la guerre. Lorsqu’il a terminé cette tâche, il a été nommé au contre-espionnage sous le SCAP.
L’histoire se continue et relate qu’Emmerson, et je crois qu’ils n’étaient pas certains si Norman était avec lui, est retourné à la prison quelques jours plus tard et a demandé à voir Tokuda, Shiga et les autres communistes.
L’histoire se continue, et c’était une question qui à l’époque a été largement discutée par les Japonais à Tokyo; cette histoire serait que le jour où ils ont été relâchés, apparemment le 10 octobre sur ordre du général MacArthur de libérer les prisonniers politiques, Emmerson et Norman y sont allés dans une voiture officielle et ont ramené Shiga et Tokuda chez eux.
Le sénateur Pat McCarran [démocrate du Nevada; président du Sous-comité] : Qui étaient Shiga et Tokuda?
M. Dooman : Shiga était un des principaux dirigeants du Parti communiste japonais.
M. Morris : Selon vous, quelle conséquence cet évènement a-t-il eue sur la population japonaise, Dooman?
M. Dooman : Comme me l’a dit un Japonais, la conséquence a été d’ajouter 100,000 nouveaux membres au Parti communiste japonais.
[…]
L’AFFAIRE NORMAN RELANCÉE : AUDITIONS EN MARS 1957
Au moment où son nom a commencé à apparaître dans les séances du Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne, M. Norman était le chef de la division de l’Extrême-Orient au ministère des Affaires extérieures du Canada. En 1953, il a été nommé haut-commissaire du Canada en Nouvelle-Zélande, puis, en 1956, il a été promu au poste d’ambassadeur en Égypte.
Et c’est le 12 mars 1957 que l’étrange affaire de M. Norman est revenue encore une fois au Sous-comité sur la sécurité interne. À cette époque, le Sous-comité faisait enquête sur l’étendue des activités soviétiques aux États-Unis.
Le témoin était John K. Emmerson qui s’est identifié comme le chef adjoint de mission et conseiller à l’ambassade américaine de Beyrouth, au Liban. Les questions ont ensuite traité de la période en 1945 pendant laquelle M. Emmerson était en poste à Tokyo.
M. Morris : Par la suite, avez-vous vu les prisons japonaises lorsque vous étiez l’adjoint du général MacArthur au Japon? Avez-vous rencontré les communistes japonais dans leurs cellules?
M. Emmerson : Peu après mon arrivée au Japon, peu après la reddition en 1945, nous avons entendu dire qu’il y avait des communistes japonais internés dans un camp à l’extérieur de Tokyo et, à cette époque, M. Herbert Norman, un diplomate canadien, travaillait avec les services de contre-espionnage. Il est un chercheur reconnu sur le Japon, il parle japonais et il est né au Japon. Comme je le disais, il travaillait pour les services de contre-espionnage et donc, sous les ordres de ce service, nous sommes allés ensemble au camp, dans un véhicule de l’armée, pour vérifier s’il y avait réellement des prisonniers qui s’y trouvaient. Nous avons découvert qu’il y en avait, qu’il y avait deux communistes japonais très importants, M. Shiga et M. Tokuda. Après une courte discussion avec ces prisonniers, nous sommes retournés au quartier général et nous avons fait un rapport au service de contre-espionnage.
On pensait que ces prisonniers possédaient peut-être des renseignements valables et qu’il serait utile de les interroger et des arrangements ont donc été pris pour l’obtention de voitures militaires du service de contre-espionnage pour aller à la prison et M. Norman et moi y sommes retournés puisque nous parlions japonais.
Les prisonniers sont montés dans les voitures et ont été ramenés au quartier général où ils ont subi un interrogatoire, un interrogatoire officiel au quartier général par des officiers du service de contre-espionnage.
Puis, lorsque l'interrogatoire a été terminé, ils ont été ramenés à la prison. Cela constitue l’étendue de mon association avec l’interrogatoire de ces prisonniers de guerre ou toute visite à des camps de prisonniers japonais.
M. Morris : Connaissez-vous le témoignage de M. Dooman selon lequel ces communistes auraient été conduits dans Tokyo dans des voitures de l’armée ce qui a représenté environ 100,000 votes pour les communistes japonais aux élections?
M. Emmerson : J’ai lu ce témoignage et tout ce que je peux dire est que la seule fois que les prisonniers ont pris place dans des voitures de l'armée était lorsque ce groupe a fait l’aller-retour entre la prison et le quartier général.
M. Morris : Selon vous, ont-ils été vus?
M. Emmerson : Il n’y avait aucune raison qu’ils soient vus. Ils étaient à bord de berlines de l’armée de couleur kaki et ils sont passés dans les rues de Tokyo, mais ils n’avaient aucune raison d’être plus remarqués que d’autres voitures de l’armée l’auraient été.
De plus, je pense que M. Dooman affirme que le 10 octobre je suis allé libérer ces prisonniers dans une voiture de l'armée et que je les ai ramenés à leur résidence. Cela est complètement faux. Je n’étais pas dans les environs de la prison le 10 octobre et je n’ai jamais conduit ces personnes à leur résidence. Ils ont été libérés en vertu de l’ordre émis par le général MacArthur qui a libéré tous les prisonniers politiques en date, je pense, du 4 oct. 1945, et je ne sais pas ce qui est arrivé à la prison au moment de leur libération.
M. Morris : Savez-vous quelque chose sur le fait que M. Norman, l'homme dont vous avez parlé, était un communiste?
M. Emmerson : Je n’en savais absolument rien.
M. Morris : Sénateurs, nous avons un témoignage dans nos registres que M. Norman, qui était alors le Canadien attaché au quartier général du SCAP, qu’un de ses professeurs, un homme qui enseignait le communisme à l’époque, a témoigné que, lorsqu’il enseignait à un groupe d’études à Columbia, un de ses étudiants dans ce groupe communiste était E. Herbert Norman, l’homme dont nous avons parlé. C’était l’homme avec qui vous avez fait ce voyage à l’époque. Vous n’aviez, d’après ce que vous dites, aucune idée qu'il était un communiste?
M. Emmerson : Je n’ai eu aucune raison de penser que c'était un communiste, que ce soit à l'époque ou aujourd'hui. Il est maintenant l'ambassadeur canadien en Égypte.
M. Morris : Sénateur, nous possédons plusieurs rapports de sécurité contenant beaucoup d'information sur le fait qu'il est un communiste, qu'il était impliqué --
Sénateur William E. Jenner [républicain, d’Indiana] : Vous dites que c’est maintenant l’ambassadeur du Canada en Égypte?
« Approuvé » par le Canada
M. Emmerson : Oui, monsieur.
[…]