La mort d’un diplomate
par Harold Greer
Washington
Vers neuf heures, le matin du 4 avril, l’ambassadeur canadien en Égypte, Egerton Herbert Norman a dit à son épouse qu’il allait marcher. Il s’est rendu à un édifice moderne à quelques rues de là et il s’est arrêté à l'appartement de son ami, le ministre suédois Brynof Eng. Ce dernier n’était pas à la maison et Herbert Norman s’est rendu sur le toit où, après avoir fait les cent pas pendant quelques minutes le long du parapet, il a pris le temps d’enlever sa montre et ses lunettes, puis il a reculé de trois pas dans l’espace. Des notes trouvées sur son corps ainsi que des déclarations de l’ambassade canadienne et du gouvernement du Canada ont confirmé qu’il souffrait d’une grave dépression engendrée par une surcharge de travail et un sentiment de persécution à la suite de la recrudescence, quelques semaines plus tôt, des accusations de communisme portées contre lui par le Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne des États-Unis.
La réaction canadienne fut immédiate et violente. Les membres de l’Opposition au Parlement ont crié que Herbert Norman avait été « tué par calomnie ». Robert Morris, le procureur du Sous-comité, a été brûlé en effigie sur le campus de l’Université de Toronto. L’Église unie du Canada a demandé au président Eisenhower de mettre fin à la « diffamation contre des hommes innocents » pratiquée par ses politiciens. Dans un acte diplomatique inhabituel, le secrétaire d’État, John Dulles, a exprimé ses regrets et ses condoléances.
Le gouvernement canadien a défendu les états de service de Herbert Norman, mais a généralement tenté de calmer la tempête. « N’en faisons pas un incident diplomatique », fut la mise en garde du ministre des Affaires extérieures, L. B. Pearson. Les articles publiés dans la presse mettant en garde contre le fait que Pearson serait peut-être le suivant sur la liste du Sous-comité ont étonnamment provoqué des attaques du premier ministre St Laurent [sic] qui les a qualifiés de diffamations.
La raison de l’inquiétude d’Ottawa n’est pas difficile à trouver. Tout examen impartial de l’affaire Norman doit en arriver à la conclusion que la conduite de Robert Morris et du membre principal du sous-comité, le sénateur William E. Jenner de l’Indiana, constitue une insulte nationale monumentale à l’endroit du Canada ainsi qu’une diffamation de Herbert Norman qui l’a conduit à la mort. Le gouvernement sait tout cela mais il pense que la vie doit suivre son cours. Il sait aussi que si l'opinion canadienne connaissait les faits, la vie ne suivrait pas son cours, qu'à tout le moins Ottawa devrait rappeler son ambassadeur aux États-Unis.
Il faut remonter aux procès politiques soviétiques et à leur bizarre langue-culte pour trouver une analogie à l'affaire Norman. Au cours de toutes les années qui ont mené au suicide de Norman, Morris ou Jenner n’ont jamais produit un exposé des faits qu’un organisme officiel dûment constitué, même quasi judiciaire, aurait pu considérer comme acceptable. À une exception près, il n’existe aucune preuve dans les documents publics du Sous-comité qui pouvait compromettre Herbert Norman sauf les insinuations et les sous-entendus de Morris ou Jenner. Les témoins qui ne donnaient pas les bonnes réponses aux questions directes ont dû écouter Morris ou Jenner lire des déclarations qui ont été mises aux registres. Aucun des deux n’a jamais admis, et n’admettra jamais, qu’il « enquêtait » sur Herbert Norman; à ce jour, rien dans les écrits ne laisse transparaître ce que Morris ou Jenner tentaient exactement de prouver.
L’accusation initiale provenait du témoignage, pendant les enquêtes du Sous-comité en 1951, de Karl August Wittfogel, Ph. D., un soi-disant ex-communiste allemand et un chercheur en histoire chinoise à l’Université Columbia. Wittfogel a dit que Herbert Norman était membre d’un groupe d’études dirigé par un certain Moses Finkelstein et que, « de toute évidence », il était un communiste à cette époque. La date et l’endroit ne sont pas précisés, mais la version originale, selon Morris, était Cape Cod en 1939. Finkelstein, qui par la suite est devenu Moses Finley et un conférencier à l’Université Rutgers, a témoigné ultérieurement qu’il n’avait jamais rencontré Herbert Norman et n'en avait jamais entendu parler.
L’accusation portée par Wittfogel a depuis subi des changements nébuleux parce que Herbert Norman, lors du seul commentaire public qu’il ait jamais fait sur la controverse, a répondu qu’il n’avait jamais été à Cape Cod de sa vie. Ses états de service aux Affaires étrangères indiquent qu’il s’est joint au ministère des Affaires extérieures du Canada à Tokyo en juillet 1939. La version que préfère Morris est que Norman était un membre du groupe d’études de Wittfogel à Columbia en 1938, même si dernièrement on fait mention de Harvard et de 1937. Herbert Norman a étudié à l’Université de Toronto, au Collège Trinity à Cambridge et a été pendant trois ans boursier de la Fondation Rockefeller à l’Institut Harvard-Yenching. Il n’avait jamais étudié à Columbia, mais il a passé une année à l’Institut des relations du Pacifique après son départ de Harvard.
L’accusation de Wittfogel faisait suite au témoignage du major-général Charles Willoughby, le chef des services du renseignement de MacArthur au Japon qui a depuis pris sa retraite dans l’Espagne de Franco. Willoughby connaissait Norman lorsque ce dernier était chef de la Mission de liaison canadienne au SCAP de 1946 à 1950; il savait que Norman, qui était très respecté comme expert sur le Japon, était un des chefs de file parmi les diplomates qui n’avaient pas confiance en MacArthur et en ses bâtisseurs d’empire en général; en particulier, ils doutaient de Willoughby et des analyses effectuées par son service de renseignement sur l’intervention des communistes chinois en Corée, analyses qui sont responsables de la défaite cuisante de MacArthur lors de sa poussée, Home by Christmas [À la maison pour Noël], sur le Yalu. L’organisation de Willoughby a fait enquête sur Herbert Norman, a déniché l’information habituelle dont découle le verdict « coupable par association »; les marginaux de la « Chine avant tout » de la droite américaine sont encore convaincus que le Canada, c’est-à-dire Norman, a joué un rôle important dans la destitution de MacArthur.
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