Qui a tué Herbert Norman?
Greg Donaghy
Chef, Section historique
Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international*
Les mystères entourant un suicide sont presque toujours impénétrables pour les observateurs de l’extérieur. C’est peut-être particulièrement vrai dans le cas de Herbert Norman. Les cinq notes de suicide rapidement rédigées dans lesquelles il revendique son innocence et où il fait référence à sa « conscience du péché » sont cryptiques et mystérieuses. Un demi-siècle après sa mort, nos sources restent incomplètes et fragmentaires. En outre, depuis le début, les explications sur sa mort ont eu tendance à la transformer en une arme symbolique déployée lors de débats passionnés sur la guerre froide où il est question du bon équilibre entre les libertés civiques et la sécurité nationale.
Pour les membres du Sous-comité du Sénat sur la sécurité interne des États-Unis et pour leur principal allié intellectuel, le politicologue James Barros, il n’y avait rien de mystérieux dans le suicide de Herbert Norman. Tissant des demi-vérités et des accusations non fondées dans un enchevêtrement de sous-entendus, ils décrivent Herbert Norman comme un communiste de longue date à qui des collègues du ministère des Affaires étrangères du Canada ont fourni de l’aide à répétition pour l’empêcher de se faire prendre. Ils disent que lorsque son nom est apparu au Sous-comité sénatorial en mars 1957, le diplomate canadien s’est enlevé la vie pour empêcher d’être découvert et pour ne pas compromettre d’autres « communistes ». Typiques en leur genre, les accusateurs de Norman se basent en fin de compte sur une « source hautement fiable », sans la nommer, pour corroborer le fait que Herbert Norman aurait impliqué de « 60 à 70 » collègues lors d’une nouvelle enquête et que, en conséquence, « il allait se détruire lui-même ».
Pour plusieurs Canadiens (et même quelques Américains), à l'époque et aujourd'hui, l'explication de la mort de Herbert Norman était tout aussi claire : le suicide était nettement une question de « meurtre par diffamation », selon les mots prononcés par le député du FCC, Alistair Stewart. Pourchassé par les anticommunistes américains depuis 1946, Herbert Norman a réalisé en avril 1957 qu’il n’arriverait jamais à complètement laver sa réputation, même avec le soutien de son patron, le ministre des Affaires étrangères, Lester B. Pearson. En termes simples, Herbert Norman était une autre « victime du monstre américain ayant perdu le contrôle ». La mort de Herbert Norman, selon cette opinion, devient alors le parfait symbole illustrant les excès de la sécurité nationale américaine pendant la guerre froide et les dangers pour le Canada d’une association trop rapprochée avec les États-Unis.
Imputer la responsabilité de la mort de Herbert Norman au Sous-comité sénatorial peut apporter une certaine satisfaction, mais cela confère le statut de victime à Norman et diminue sa valeur comme symbole antiaméricain. Ses principaux défenseurs, tout comme ses accusateurs, voient donc son suicide comme une réponse rationnelle à la crise qui a surgi à la suite de la menace d’une nouvelle enquête sénatoriale. Herbert Norman est en réalité l’agent héroïque de sa propre mort. Le journaliste Charles Taylor argumente notamment que, lorsque dans une de ses notes de suicide Herbert Norman a souligné la validité de son christianisme d’enfance, il a répudié les valeurs du Siècle des lumières qui ont inspiré l'Amérique moderne. Mais l’historien Robert Bowen exprime des doutes. Il insiste pour dire que Herbert Norman a conservé sa foi humaniste. Craignant une nouvelle chasse aux sorcières et soucieux de ne pas y entraîner ses amis, il s’est tué dans un « acte d'abnégation sur l’autel du devoir ».
Pour un petit nombre d’observateurs contemporains, parmi lesquels se trouvent des personnes qui l’ont bien connu, le suicide de Herbert Norman était le résultat de causes plus personnelles et prosaïques. Dans les jours qui ont suivi la tragédie, le ministre des Affaires étrangères Pearson a avancé l’hypothèse qu’« un surcroît de travail et une très grande pression jumelés au sentiment qu’il était de nouveau l’objet d’attaques ont mené à l’effondrement d’un esprit sensible et d’un corps assez fragile ». Maintenant que la guerre froide est chose du passé et qu’il y a moins de pression pour imprégner la mort de Herbert Norman d’une signification symbolique, il est peut-être temps d’accorder un peu plus d’attention à l’explication de Lester Pearson, même si cela devait diminuer la stature héroïque de Norman.
Certes, la preuve suggère que Herbert Norman était en réalité un être nerveux et sensible à qui on a confié un poste diplomatique de haute tension pour lequel il n'avait pas été suffisamment préparé. Sa personnalité, sa mission et la crise provoquée lorsque son nom a réapparu au Sous-comité sénatorial en mars 1957 ont créé un cocktail explosif. Regardons séparément les trois éléments de cette interprétation.
Au fur et à mesure que l’histoire de sa vie émergeait depuis sa mort, il est devenu apparent que nous étions en face d'un homme extrêmement sensible qui a expérimenté de nombreuses périodes de retraits de la société et de grande tristesse tout au long de sa vie. Ces périodes de bouleversements émotifs l’ont accompagné lors de son départ pour le pensionnat à l’âge de 11 ans, lors de son séjour dans un sanatorium pour tuberculose pendant son adolescence ainsi que lors de son dernier séjour à Tokyo au milieu des années 1940. Il ne faut donc pas s’étonner que ses rencontres avec les responsables de la sécurité aux États-Unis et au Canada en 1950 et 1951 l'aient rendu plus nerveux que jamais. En 1953, le ministère des Affaires extérieures l’a envoyé en Nouvelle-Zélande, une petite mission canadienne éloignée, pour une période de « repos et de guérison », selon les dires d’un fonctionnaire.
Son affectation en Égypte au début de l’été 1956 était en continuation avec cette « guérison ». Il est certain que sa carrière diplomatique au Japon et en Nouvelle-Zélande, des endroits où le Canada n'avait aucun intérêt direct, ne l'avait pas préparé à jouer un rôle dans une crise internationale majeure. Et ce rôle ne faisait pas non plus partie des plans lorsque le ministère l'a envoyé au Caire. Néanmoins, la Crise de Suez et la participation du Canada dans la Force d'urgence des Nations Unies (FUNU) ont placé le Canada au cœur même des affaires du Moyen-Orient et du monde. Le nouvel ambassadeur avait à peine défait ses bagages qu’il était déjà impliqué dans des rondes continuelles de négociations sur le rôle de la FUNU, le statut de Gaza et du Sinaï et le sort du canal de Suez. Chacune de ces questions pouvait provoquer « une tempête politique majeure », prévenait un télégramme en provenance d'Ottawa. Au printemps de 1957, la pression sur Herbert Norman commençait à se faire sentir. En mars, il a confié à son frère qu’il trouvait son travail « intense et demandant » et une « pression sur sa patience ». Il a répété cette plainte en ces termes à un collègue canadien, Ross Campbell : « La vie est toujours aussi mouvementée – je pense que Nasser aime bien une bonne crise – je suis un peu épuisé après plus d’une par semaine. »
Même s’il subissait déjà une énorme pression, il a continué à tenir son rôle diplomatique au début du printemps 1957. En fait, le 12 mars, il a rencontré le président Nasser et l’a persuadé de laisser entrer le contingent canadien de la FUNU en Égypte. Lorsque le Sous-comité sénatorial a laissé fuir son nom le 14 mars, Norman est devenu « préoccupé » mais « a continué à vaquer à ses occupations normalement ». La continuation des séances à Washington et l’annonce que son ami de Harvard, l’économiste japonais Shigeto Tsuru, s’était porté volontaire pour témoigner l’a mené au bord du gouffre. Arthur Kilgour, son adjoint au Caire, a ultérieurement déclaré que Norman semblait manifestement « dérangé » et qu’« il semblait réticent à s’intéresser de près aux documents ou aux questions dont nous voulions discuter avec lui. » Kilgour ajoute que lors d’une réception diplomatique, Herbert Norman « semblait très bouleversé aux yeux de plusieurs personnes ».
Selon le témoignage de Kilgour, Herbert Norman a continué sa descente dans une profonde dépression à la fin mars. Se retirant dans son bureau et se reposant sur le divan, il « participait à peine à la conversation et en réalité ne semblait pas être présent mentalement ». Hanté par le souvenir de son interrogatoire en 1951, qu’il a qualifié d’« expérience la plus exténuante de sa vie », Herbert Norman était inquiet de la possibilité d’une nouvelle enquête et de sa capacité d’y faire face. Le 2 avril, quelques heures avant son suicide, il a dit à un fonctionnaire des NU, King Gordon, « je n’ai jamais été aussi déprimé de ma vie que je ne l'ai été au cours des dernières semaines ». Deux jours plus tard, l’ambassadeur canadien en Égypte plongeait vers sa mort d’un toit au Caire.
Nous ne saurons jamais exactement ce qui l’a mené à s’enlever la vie. Mais traiter son suicide comme une réponse rationnelle à de nouvelles accusations du Sous-comité sénatorial, que ce soit en tant qu’agent pour empêcher d’être découvert ou en tant qu’innocent défiant héroïquement la machine maccarthyste, réduit Herbert Norman à un symbole de la guerre froide et lui enlève son individualité. Les données historiques suggèrent que Herbert Norman, l’individu et le diplomate, était mal préparé et peut-être inapte à subir la pression à laquelle il a fait face en Égypte au printemps 1957. Les accusations injustifiées et terrifiantes du Sous-comité sénatorial l’ont précipité dans le gouffre. « C’était un homme très sensible qui prenait ce genre de choses plus sérieusement que la plupart des hommes ne le ferait », a dit monsieur Kilgour à la presse à l’époque.
*Les opinions exprimées dans ce texte sont celles de l’auteur et ne représentent en rien les opinions du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ou du gouvernement du Canada.