Interprétation de Reg Whitaker
Au Canada, la mort de Norman a d’abord été interprétée comme celle d’un martyr canadien victime de la chasse aux sorcières menée par des Américains anticommunistes à l’époque de la Guerre froide. La majorité des Canadiens trouvait cette chasse aux sorcières excessive et intolérante. Le ressentiment réprimé des Canadiens relativement à la domination américaine a pu s'exprimer à cause d'un sincère sentiment d'outrage quant à la mort insensée d'un Canadien brillant à la suite d'accusations sans fondement par des politiciens maccarthystes irresponsables. Ce sentiment semblait être partagé d’un bout à l’autre de l’éventail politique.
Cette idée a été assez rapidement renforcée par des suggestions décrivant Norman comme un individu sensible et très nerveux, si accablé par les problèmes qu’il était incapable de s’en sortir. Au fur et à mesure que le temps passait, des doutes ont germé dans certains esprits qu’il avait peut-être, après tout, été déloyal dans une certaine mesure, vu l'admission qu'il avait été proche des communistes pendant ses années d'université. Même si, bien entendu, il ne méritait pas d’avoir été poussé au suicide.
La réaction américaine était mitigée. Les Américains anticommunistes ont considéré le suicide comme la justification des accusations contre Norman par le Sous-comité sénatorial. Pour l’administration Eisenhower, cependant, cette affaire était une source d’embarras diplomatique, mais sans aller toutefois jusqu’à l'acceptation du blâme pour les actions posées par le pouvoir législatif.
Trente ans plus tard, le suicide de Norman a de nouveau été un sujet de controverses au moment où une « nouvelle Guerre froide » faisait son apparition sur la scène internationale. Deux livres américains parus en 1986 ont fait resurgir la controverse canadienne. Dans le livre de James Barros, (No Sense of Evil [Aucune notion du mal]), Norman était une taupe soviétique de longue haleine qui s’était enlevé la vie lorsque sa trahison avait été découverte. Dans (Innocence is Not Enough) [L’innocence n’est pas suffisante], Robert Bowen présente Norman comme une victime innocente dont la mort est la responsabilité directe de ses accusateurs.
Les interprétations post-Guerre froide les plus récentes, dont Cold War Canada [Le Canada de la Guerre froide] de Whitaker et Marcuse et le film de l’ONF, The Man Who Might Have Been [L’homme qui aurait pu être] sont plus proches de Bowen que de Barros dont l’interprétation a été rejetée dans un rapport signé de Peyton Lyon, diplomate à la retraite, et commandé par le ministère des Affaires extérieures. Dans sa conclusion, Lyon affirmait que Norman avait toujours été un fonctionnaire canadien loyal. Aujourd’hui, il y a très peu de tenants de l’interprétation du suicide de Norman comme un signe de culpabilité. Bien sûr, il est impossible de prouver la négative, mais il n'existe aucune preuve qui pourrait suggérer que Norman ait été un espion ou qu’il ait agi comme agent soviétique.
Comment interpréter un suicide, probablement la décision la plus intime qu’un individu peut prendre? Personne ne peut vraiment savoir ce qui peut pousser une personne à s’enlever la vie. Cependant, la notion du suicide de Norman comme acte purement personnel peut être mise à l’écart. Son suicide est manifestement imbriqué dans le contexte d’accusations renouvelées d’espionnage et du virulent climat anticommuniste de l’époque. Quelles que soient les raisons personnelles de Norman, son geste a été provoqué par des circonstances menaçantes.
Norman était un marxiste philosophique qui avait été proche du Parti communiste de Cambridge dans les années 1930. Le célèbre « réseau de Cambridge » avec ses taupes soviétiques, Kim Philby, Guy Burgess, Donald Maclean et Anthony Blunt, tire ses origines du même environnement universitaire que Norman. Norman avait le profil de l’espion qui aurait pu être. Cela lui a valu d’être dans la mire des services de renseignement canadien et américain.
Norman était un intellectuel et un universitaire gauchiste dont les idées ne pouvaient pas facilement cadrer à l'intérieur d’une tranquille pensée bureaucratique. Ses idées progressistes sont devenues suspectes lorsqu’un changement majeur de politiques, telle la Guerre froide, a pris naissance.
Norman avait survécu à un processus d’enquête éprouvant entre 1950 et 1952 et sa carrière en avait été interrompue. Il s’en était sorti pendant la Crise de Suez où il avait vu sa carrière reprendre son essor. La reprise en 1957 des anciennes accusations a peut-être été de trop, accompagnée de l'absolue certitude que ses épreuves ne se termineraient jamais.
Peut-être y avait-il aussi des raisons personnelles que nous ne connaîtrons jamais qui se sont mêlées aux considérations publiques et qui ont donné lieu à une combinaison mortelle. Mais toute perception personnelle est enterrée avec lui.
L’explication publique du suicide de Norman est qu’un diplomate canadien de haut rang, un érudit, un Canadien extraordinaire, avait été tragiquement traqué par des chasseurs américains jusqu’à la mort. Le Canada était un allié des États-Unis dans la Guerre froide, mais le suicide de Norman a créé une division entre les deux pays. Le Canada était un allié avec une pensée qui lui était propre, mais les Canadiens pourraient payer cher cette marge d’indépendance.
Récemment, l’affaire Maher Arar a ramené de sinistres échos de l’affaire Norman. La Guerre froide est terminée, remplacée par la « guerre au terrorisme » déclarée après le 11 septembre 2001. Les « terroristes islamiques » ont remplacé les « communistes » comme ennemi intérieur. Une fois de plus, de faux renseignements sur un Canadien ont été transmis aux Américains par la GRC. Et encore une fois, les Américains ont fait peu de cas des droits humains. Maher Arar a été kidnappé par les Américains et envoyé en Syrie pour y être torturé pendant un an. Au contraire de Norman, Arar ne s’est pas suicidé pour échapper à son supplice, il est plutôt revenu pour raconter son histoire. Cette fois-ci, une commission d’enquête a exonéré Arar de tout lien avec le terrorisme; on lui a versé une compensation et le Commissaire de la GRC a dû démissionner. Pourtant, encore une fois, le gouvernement américain ne manifeste aucun repentir. Et de nombreux Canadiens restent sceptiques face aux leaders américains.