Pearson se souvient de l’affaire Norman
En 1951, une femme, Elizabeth Bentley, ainsi que quelques autres personnes, a témoigné officieusement lors d’une séance de la direction du Sous-comité sur la sécurité interne [É.-U.]. Au cours de son témoignage, elle a donné le nom de certains Canadiens qui avaient travaillé avec un groupe d’études communiste à Washington pendant la guerre. Elle a donné un nom dont j'ai pu empêcher la publication. Cet homme [Hazen Sise] était un citoyen très en vue au Québec; sa loyauté était incontestable et il avait à son actif de nombreuses réalisations. Pendant la guerre, c’était un jeune homme radical et il avait participé à quelques groupes de discussions. Mais il ne savait probablement presque rien de ce qui s’y passait et il n’était certainement pas un agent pour qui que ce soit. Je ne doute pas qu’il ait parlé de moi, disant qu’il m’avait vu à l’ambassade et que je lui avais dit que les Russes allaient faire une percée en Ukraine, ou quelque chose du genre. C’est ainsi que mon nom est apparu dans les dossiers du Sénat, en association avec cet homme à qui j’avais soi-disant donné de l’information; c’est ce que Mlle Bentley a insinué. Le comité pensait vraiment avoir découvert quelque chose; que moi, comme ambassadeur, j’avais donné à ce groupe, dont certains membres étaient ou sont devenus des agents soviétiques du renseignement, de l’information par le biais de cet autre Canadien.
Le département d'État a pensé que c’était son devoir de passer ces noms à Ottawa, dont le mien. J’étais maintenant secrétaire d’État aux Affaires extérieures. Je ne peux leur en vouloir d’avoir pris une décision qui leur avait probablement été imposée par le Comité. J’ai reçu un appel à ce sujet d’un homme très haut placé à Washington. Il a dit : « Mon Dieu, Mike, on doit le faire. On ne veut pas d’ennuis avec le Congrès. C’est une affaire politique. Excuse-moi. Je vais demander qu’un de tes amis y aille avec toute l’information afin que tu saches que tout est fait dans les règles. » Je lui ai dit : « Oh, ne t’en fais pas, même si c'est vraiment insultant. J’espère qu’on n’aura jamais à faire quelque chose comme ça à notre tour. Mais je suis en politique maintenant et je connais ce genre de pressions. Alors, vas-y et donne ta liste au premier ministre. Je lui en parlerai. »
Mais lorsque le nom de Herbert Norman est sorti, ce n'était pas si insignifiant. Ils ont dit qu’ils avaient des preuves, qu’ils nous ont montrées, démontrant qu’il était un agent soviétique et un membre du Parti communiste. C’était tout un choc. Je connaissais Herbert Norman depuis un certain temps et j’avais été au collège avec son frère aîné. Son père, comme le mien, avait été un pasteur méthodiste et avait servi au Japon. Herbert parlait couramment japonais et il avait écrit des livres sur le Japon. Lorsque j’étais à Tokyo, en 1950, le général MacArthur avait dit de Herbert, qui était alors le chef de notre mission de liaison : « C’est l'homme le plus utile que nous avons. Nous vous remercions de le laisser nous aider. » Néanmoins, il était évident que c’était mon devoir de vérifier l’inculpation, car la preuve contenait des accusations spécifiques. La première chose que j’ai faite a été de le ramener pour accomplir une tâche spéciale pour le Ministère. Je lui ai demandé de venir à mon bureau et je lui ai dit ce qui était arrivé. Ça été tout un choc pour lui. Je lui ai dit : « Nous allons te faire passer par l’enquête la plus complète qu’aucun fonctionnaire canadien n’ait jamais eu à subir. C’est la chose à faire. » Il a accepté. Puis, j’ai demandé à l’homme responsable de la section des renseignements de la GRC d’entrer et je lui ai dit : « Prenez votre temps. Pour sa propre protection, M. Norman désire que cela soit une enquête approfondie. Il vous dira tout et je veux des rapports sur tout ce que vous trouverez. »
L’enquête a duré six ou sept semaines. La GRC a fait une enquête très approfondie et, à mon avis, ils l’ont fait de manière très intelligente, raisonnable et équitable. La principale accusation contre lui était qu’il avait fait partie de groupes d’études communistes marxistes pendant ses études à Cambridge et Harvard. C’était vrai et il n’a pas essayé de le cacher. La GRC n’a rien trouvé pour mettre en doute la loyauté de Herbert. J’ai révisé la preuve avec le chef de la section des renseignements et j’ai conclu qu’il était complètement disculpé.
Pour lui démontrer notre confiance, nous lui avons donné le poste de haut-commissaire en Nouvelle-Zélande. Cela avait été toute une épreuve pour lui, bien qu’il l’ait bien pris. La Nouvelle-Zélande était un poste facile et son travail ne lui faisait subir aucune pression. Puis, nous l’avons envoyé au Caire comme ambassadeur, un poste très difficile, spécialement au milieu des années 1950. Les rapports qu'il nous faisait parvenir d’Égypte contenaient de bonnes analyses de la situation et les Américains étaient très heureux d'en recevoir des abrégés. Je crois qu’il a été vu par la majorité de ses pairs comme un des meilleurs observateurs là-bas, tout comme il l’avait été au Japon.
En mars 1957, Herbert Norman a reçu un second choc lorsque le Sous-comité sur la sécurité interne a donné à la presse, sans nous avertir et encore moins obtenir notre consentement, des extraits textuels de sessions impliquant Herbert Norman basés sur des preuves anciennes. J’ai envoyé au gouvernement américain, à John Foster Dulles, la note la plus dure que j’aie jamais envoyée comme premier ministre ou secrétaire d’État à n’importe quel pays, même à un pays communiste. Elle disait ce qui suit :
Je suis chargé par mon gouvernement [c’est Arnold Heeney, notre ambassadeur] de porter à l’attention du gouvernement des États-Unis les accusations de déloyauté qui ont été lancées aux États-Unis contre M. H. Norman, l’ambassadeur du Canada en Égypte, haut représentant du gouvernement canadien en qui nous avons confiance. Les accusations dont il s’agit, qui de toute façon ont trait à des questions relevant du gouvernement canadien et non pas d’une sous-commission du Sénat des États-Unis, figuraient dans le compte rendu textuel de la Sous-commission sur la sécurité intérieure, organisme rattaché à la Commission des questions judiciaires du Sénat; ce document a été remis officiellement à la presse par la Sous-commission le 14 mars [1957], à 4 heures 30 de l’après-midi, à Washington. J’ai reçu instructions de protester de la façon la plus énergique contre le geste de l’organisme officiel du pouvoir législatif du gouvernement des États-Unis qui a ainsi formulé et publié des accusations contre un fonctionnaire canadien. Cette manière d’agir est à la fois étonnante et troublante, car le gouvernement des États-Unis n’a ni consulté, ni informé le gouvernement canadien et il n’a été fait aucun cas des déclarations publiques pertinentes faites antérieurement par le gouvernement canadien. Le gouvernement canadien a examiné des allégations semblables dès 1951 et, par suite d’une enquête approfondie en matière de sécurité, son entière confiance en la loyauté et en l’intégrité de M. Norman a été confirmée à tous points de vue. Les conclusions du gouvernement canadien ont été alors rendues publiques et devaient être connues de la Sous-commission, sachant que le département d’État avait été prié à ce moment-là, et de nouveau le 11 décembre 1952, de les lui signaler. J’annexe à la présente les textes de deux déclarations faites à ce sujet en 1951 par le gouvernement canadien. La répétition de telles allégations irréfléchies au sein de la Sous-commission et la publication, avec l’autorisation de cet organisme officiel, d’un dossier renfermant lesdites allégations est un acte incompatible avec la collaboration amicale établie de longue date caractérisant les relations entre nos deux pays.
Cette note ainsi que les annexes ont été envoyées à M. Dulles le 18 mars. J’ai ensuite fait un suivi le 10 avril, car ils n’avaient presque rien fait au sujet de la première note. Cette seconde note était encore plus dure. Nous remettions en questions toute la procédure par laquelle ils rendaient publique l’information sans nous en informer, et en fait, la rendaient publique de toute façon: « Comme le sait le gouvernement des États-Unis, le gouvernement canadien trouve les procédures adoptées par le Sous-comité au sujet des Canadiens, inconcevables, injustes et, en fait, intolérables. Le gouvernement canadien demande donc de nouveau que ces procédures soient changées du moins en ce qui concerne les Canadiens, et cela, selon ce qui est indiqué plus haut. » Nous leur avons dit qu’à l’avenir nous ne voulions plus qu’aucun comité du Congrès ne mentionne dans aucun communiqué de presse le nom d’un Canadien sans notre approbation, puis nous leur avons dit ce que nous pensions réellement d'eux dans des termes très forts; que nous allions protéger les citoyens canadiens de ce type de diffamation. Voici le paragraphe qui les a probablement le plus dérangés : « Étant donné la tenue d'enquêtes du Congrès touchant des Canadiens et qu’il est de son devoir de prendre toutes les précautions en son pouvoir pour protéger les citoyens canadiens, le gouvernement du Canada demande que, lors d’échanges de renseignements de sécurité, le gouvernement des États-Unis donne l’assurance qu’aucun de ses agents ou de ses ministères ne donnera ces renseignements à aucun comité, organisme ou organisation aux États-Unis sur lequel le pouvoir exécutif du gouvernement américain n’exerce pas le contrôle, sans le consentement explicite du gouvernement canadien, et ce, dans chaque cas ». Cela a été fait pour impressionner les services de sécurité à qui nous passions des renseignements de façon réciproque (comme cela doit sans doute encore se faire) et tout comme nous le faisions avec la Grande-Bretagne. Le FBI colportait ces renseignements au Sous-comité. La note continuait : « De son côté, le gouvernement canadien assure le gouvernement américain que tous les renseignements de sécurité sur les citoyens américains que fournissent les agences américaines de sécurité au gouvernement canadien recevront la même protection au Canada. À moins qu’une telle assurance ne puisse être donnée, je suis chargé par mon gouvernement de vous informer que le gouvernement du Canada se réservera dorénavant le droit de ne pas fournir de renseignements sur la sécurité concernant les citoyens canadiens à toute agence du gouvernement américain ».
Cela les a vraiment dérangés. Le département d'État et la Maison-Blanche s’en sont remis à la merci du gouvernement canadien. En fait, ils ont dit : « Écoutez, vous connaissez les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif et vous connaissez la position sacro-sainte du FBI; ne nous demandez pas de vous donner ce type d’assurance. » Cela a aussi causé une certaine confusion à l’intérieur de nos propres services de renseignement, mais nous avons obtenu ce que nous pensions être des assurances adéquates que cela n’arriverait plus jamais.
Lorsque j’ai fait rapport à la Chambre des communes, il y a eu un tollé antiaméricain, bien que les membres, et même l’Opposition officielle, étaient très heureux de la manière avec laquelle l’affaire avait été réglée. La session s’achevait. La campagne [élections fédérales] de 1957 n’était pas encore commencée; j’étais à Kingston pour faire un discours à une assemblée libérale et pour rencontrer les gens lorsque le message du suicide de Herbert Norman est arrivé. Je ne me suis jamais senti aussi découragé de toute ma carrière publique. Au cours de la dernière journée de la session, M. Diefenbaker avait demandé si je pouvais donner l’assurance que toutes les déclarations faites au comité américain étaient fausses et injustifiées. C’était une question du genre, « Battez-vous encore votre femme? » J’avais cinq secondes pour décider ce que je devais faire. J’aimerais avoir répondu : « Je n’ai rien à ajouter à ce que j'ai dit, que c'était une accusation injuste et erronée. » J’ai plutôt refusé de dire si chacune des déclarations était vraie ou non. Mais j’ai dit à la Chambre que chacune des allégations avait été étudiée en détail et qu’il n’y avait aucun doute dans nos esprits sur l’intégrité et la loyauté de Herbert Norman. Il est vrai qu’au cours de sa jeunesse, pendant ses études, il avait été associé avec des groupes d’études marxistes. Je n'ai pas dit qu’il était membre du Parti communiste et je n’ai pas non plus suggéré que cela avait eu une influence sur sa loyauté. M. Diefenbaker a dit, en réalité : « Alors, pourquoi toute cette indignation? » C’était le début d’une campagne électorale, alors l’Opposition a attaqué, demandant pourquoi je n’avais pas révélé les faits en 1951, et ainsi de suite. Cela a été très déplaisant.
Les journaux ont commencé à critiquer le gouvernement et, tout en ne faisant pas d’attaques directes contre Herbert Norman, ils donnaient l’impression que j’avais retenu des renseignements car j’avais des doutes sur lui. J’aurais pu rendre toute l’information publique en 1951 et j’y avais pensé. J’en avais parlé avec les forces policières et avec certains de mes collègues. Les responsables de la sécurité et d’autres personnes m’ont vivement conseillé de ne pas le faire. C’est une piètre action de révéler les procédures de sécurité et c'est injuste pour la personne concernée. La procédure normale est de ne donner que les résultats de l’enquête. L’histoire de la preuve contre Herbert Norman démontre la valeur de notre système. En 1957, lorsque le Comité à Washington a publié les renseignements à son sujet, c’était un agent de la GRC pendant la guerre qui avait donné le nom de Herbert Norman comme agent communiste. Mais cette preuve a été rapidement discréditée par les forces policières. Elle était si contradictoire qu’elle l'avait même envoyé à la mauvaise université. Ils auraient dû la brûler, mais ils l’ont mise au dossier. Quelque temps plus tard, un haut placé de la section des renseignements l’a envoyée au FBI sans aucune explication sur le fait qu’elle avait été discréditée et n’était pas utilisée. Lorsqu’elle a été trouvée quelques mois plus tard, la GRC a informé le FBI de son erreur. Si ce dernier message a été envoyé au Sous-comité, il ne l’a jamais utilisé. Je crois qu’en 1951 nous avons fait la bonne chose en ne mentionnant pas les détails. Le fait que l’affaire n’ait pas été mentionnée pendant six ans semble justifier notre décision. Est-ce que j’aurais fait la même chose en 1957? C’était maintenant une tragédie. Herbert s’était enlevé la vie. Il y avait des grands titres partout dans le monde. Je ne suis pas certain, mais je pense avoir choisi la bonne solution.