Jérôme, l’homme mystère de la Baie Sainte-Marie
Giséle Thibault (Immersions, Université Sainte-Anne)
Dans le cimetière de Meteghan, à la Baie Sainte-Marie, une tombe est marquée tout simplement «Jérôme — 1912». C’est la tombe d’un homme dont le nom et les origines sont encore inconnus aujourd’hui. Dans cette tombe gît Jérôme, l’homme qui était le sujet du plus grand mystère de la Baie Sainte-Marie.
Le mystère a commencé le soir de 22 août 1864, quand les habitants du petit village de Sandy Cove ont aperçu, assez près de la côte, un navire qui ne battait aucun pavillon. Tous les observateurs étaient d’accord que c’était un bateau inconnu car les pêcheurs et les marins de ce village côtier connaissaient à peu près tous les navires qui fréquentaient les ports de la Baie Sainte-Marie. Puis ce navire agissait d'une manière très étrange ; il allait et revenait comme si l’équipage observait le village. Les villageois se sentaient plutôt inquiets, car ils se rappelaient encore les descentes des pirates américains pendant la Guerre de 1812.
Quand la nuit est tombée, le navire louvoyait toujours au large de Sandy Cove. Il n’y a eu aucun incident au cours de la nuit et le matin, les habitants ont constaté avec soulagement que le navire mystérieux avait disparu, pas même une voile ne brisait la ligne de l’horizon.
Mais la tranquillité du village a vite été brisée par les cris d’un jeune homme qui remontait à toutes jambes de la plage. Les deux premiers habitants qu’il a rencontrés, Robert Bishop et William Eldridge, ne croyaient pas d’abord ce qu’il leur disait et ils se sont rendus eux-mêmes à la plage pour vérifier son étrange histoire.
À leur grande surprise, ils on trouvé à côté d’une roche un homme de petite taille. Tout près de lui se trouvaient une boîte de biscuits et une cruche d’eau. Ils se sont vite rendu compte que si l’homme leur paraissait petit, c’était parce qu’il avait les jambes amputées au dessus des genoux. D’après les témoignages du temps, l’amputation était assez récente et les plaies, quoique soigneusement suturées, n’était pas complètement guéries. Selon toutes les indications, il s’agissait de l’oeuvre d’un chirurgien habile.
Certains témoins disaient que l’inconnu portait des vêtements de haute qualité tel un uniforme d’officier de marine. Mais on avait enlevé tous les boutons et tous les insignes. Même ses sous-vêtements étaient de tissu fin. Par contre, d’autres témoins disaient que ses vêtements étaient de bonne qualité mais nullement de qualité telle qu’aurait porté un officier de la marine. Tous étaient d’accord pour dire que tout indice qui aurait indiqué la provenance des vêtements avait été soigneusement enlevé.
Pris de compassion pour l’infortuné, Bishop et Eldridge l’ont porté chez un monsieur Gidney et naturellement on a essayé de découvrir son nom, son origine et les raisons de son abandon sur ce rivage. L’étranger n’a répondu à leurs questions ni par parole ni par geste.
Les gens de Sandy Cove, anglophones unilingues, ont attribué ce mutisme au fait qu’il ne comprenait pas l’anglais. Alors on a fait venir M. Jean Nicolas, un résident de Meteghan qui était natif de Corse et qui parlait plusieurs langues. M. Nicolas n’a eu aucun succès mais il pensait que l’inconnu était probablement français ou italien et l’a emmené vivre chez lui.
Au cours d’un séjour de 7 ans chez M. Nicolas, l’étranger a dit quelques mots, chaque fois quand on l’a pris par surprise. Une fois, quand on lui a demandé son nom, il a répondu quelque chose qui sonnait comme “Jérôme”. Une autre fois, quand Jean Nicolas lui a demandé d’où il venait, il a grogné un mot semblable à “Trieste”. Enfin, lorsque quelqu’un l’a interrogé au sujet du navire qui l’avait amené ici, il a semblé prononcer “Colombo”. À chaque occasion qu’il s’apercevait qu’on lui avait fait rompre son silence, il entrait dans une colère noire qui durait plusieurs jours.
Après la mort de Jean Nicolas, Jérôme est allé vivre avec la famille de Dédier Comeau qui recevait $104 par mois pour son entretien jusqu’à sa mort en 1912. Monseigneur Daly Comeau, ami de la famille Comeau, décrit ainsi Jérôme :
“Il ne nous regardait jamais en face. Il se tenait toujours les yeux à terre. Quand Madame Comeau l’appelait pour ses repas, il répondait en grognant de mauvaise humeur, mais obéissait. Quand elle lui disait : “Change ta chemise, je veux la laver”, il répondait par d’autres grognements. Toutes les fois que je l’ai vu, il était d’assez mauvaise humeur ou bien affichait une indifférence totale pour ceux qui se trouvaient dans la même pièce.”
Quelques incidents qu’on raconte ne font qu’approfondir le mystère. Charles Comeau, le fils de Dédier Comeau, est allé travailler à New York où il a reçu un jour la visite de deux dames du sud des États-Unis. Elles l’ont interrogé longuement au aujet de l’homme mystérieux qui logeait chez lui. Enfin, elles lui on dit qu’elles connaissaient cet homme, qu’il s’appelait Jeremiah Mahoney et qu’il venait de l’Alabama. Elles ont donné à Charles une lettre scellée avec les instructions de la remettre à Jérôme. Quand Charles est revenu chez lui et qu’il a donné la lettre à Jérôme, la famille attendait dans l’espoir d’apprendre enfin l’identité et l’histoire de Jérôme, mais Jérôme a pris la lettre, l’a retournée plusieurs fois dans ses mains, puis sans montrer la moindre émotion l’a jetée au feu encore scellée.
Une autre fois, deux femmes richement vêtues sont arrivées à l’improviste chez Dédier Comeau et ont suivi Jérôme qui s’est traîné immédiatement à sa chambre. Selon les témoins, Jérôme a participé à la longue conversation qui a suivi mais les Comeau n’ont rien appris en écoutant à la porte car le dialogue se déroulait dans une langue étrangère. On espérait qu’au moins ces deux dames donneraient quelque information au sujet de l’identité de Jérôme, mais elles sont parties sans dévoiler quoi que ce soit.
Quelles sont les autres choses que l’on connaît à propos de Jérôme ? Il est clair qu’il n’était ni sourd, ni muet et que pour quelque raison il voulait que son identité demeure un secret. Quand on lui passait un livre ou un journal, il l’ouvrait et le tenait de haut en bas quand il savait qu’il était observé, mais dès qu’il se croyait seul, il le retournait et semblait lire attentivement. Même s’il affichait une indifférence complète à la conversation ordinaire, il se mettait en grande colère quand il entendait des mots comme “traître”, “forban” et “pirate.”
Jérôme est resté à la Baie Sainte-Marie pendant 48 ans et au cours de sa vie ainsi qu’après sa mort, de nombreux chercheurs ont tenté de pénétrer son mystère. Qui était-il ? D’où venait-il ? Pourquoi était-il venu ici ? Cachait-il dans son esprit quelque terrible secret qu’il ne pouvait pas dévoiler ? Les réponses à ces questions sont probablement enterrées avec lui dans cimetière de Meteghan.