Travelogue Talk |
--Le dimanche 27 décembre 1942-- |
11 h 50 à 11 h 45 |
Destinataire : John W. Fisher |
Halifax à National |
À l’attention de : S.R. Kennedy. |
Annonceur : La Canadian Broadcasting Corporation, dans une autre de ses séries de causeries sur les voyages et les aventures, présente John W. Fischer. Il s’agit du troisième et dernier exposé de la série intitulée : This is Canada Too. L’orateur est un journaliste et un commentateur radio bien connu originaire de Halifax dont la résidence est à Sackville, au Nouveau-Brunswick.
M. Fisher :
M. Fisher : Bon matin, mes compatriotes canadiens et mes amis de l’autre côté de la frontière! Nous vous souhaitons une fois de plus la bienvenue depuis les provinces atlantiques canadiennes et vous convions à un rendez-vous en notre compagnie au pays de la brise océane, des bateaux et des gens chaleureux – dans les provinces des ballades et des histoires de fantômes, des légendes et des personnages de la mer. Nous vous invitons à vous rendre dans l’est de votre pays en vous rappelant que le Canada, c’est aussi les Maritimes.
Ce matin, nous partons à la recherche d’histoires et de personnages. En premier lieu, rendons-nous en terre acadienne, sur la côte sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Dans cette partie de la province, on parle français et les coutumes sont pittoresques, et rappellent celles qu’on lit dans les livres de contes. Ici, en Acadie, on retrouve des villages qui se confondent en un seul, comme on peut en voir au Québec. En fait, on appelle cela le plus long village du monde. Sur soixante milles de long, les maisons acadiennes longent le rivage en une ligne presque continue – de Digby à Yarmouth, c’est un seul et même village. C’est le pays des Terriault, Belliveau, Doucette, Leblanc et Comeau. C’est un rivage où l’on construit des bateaux, un lieu de pêche où les gens ont bravé la mer depuis des générations à la recherche de nourriture.
Et quelles traditions populaires il y a ici! Prenez l’histoire de Jérôme, le misérable ingrat qui n’a pas voulu dire un mot durant 58 ans. Je l’ai racontée auparavant sur nos ondes, mais tellement de gens voulaient en entendre davantage sur lui que j’ai décidé de l’inclure dans nos aventures d’aujourd’hui.
Il semblerait qu’en 1854, les pêcheurs de la région sont partis en voilier un matin dans la baie Sainte-Marie pour ce qu’ils croyaient être un autre jour de pêche ordinaire. Alors qu’ils étaient près du rivage, ils ont aperçu sur la plage quelque chose qui leur semblait être un homme. Et en effet, il s’agissait bien d’un homme. Il semblait être à l’agonie. À ses côtés se trouvaient une boîte de craquelins et une cruche d’eau. Les pêcheurs l’ont interpelé, mais ils n’ont pas reçu de réponse; l’inconnu n’a pas bougé un muscle, il a continué de fixer la mer. On pouvait lire la vengeance dans son regard. Ce n’était pas étonnant puisque ses deux jambes avaient été coupées au-dessus des genoux. Comment était-il arrivé sur la plage? Qui lui avait coupé les jambes? Personne ne le sait et personne ne le saura jamais puisque son mystère est aussi vaste que l’océan par lequel il est arrivé.
Personne ne connaît son véritable nom. Les Acadiens l’appelaient Jérôme parce qu’il avait l’habitude de marmonner un jargon incompréhensible; on aurait dit qu’il prononçait Jérôme… Jé-rô-me—jér-rôm-me. Toutes sortes de linguistes et d’étrangers sont venus le voir dans l’espoir qu’il parlerait – mais il semblerait que Jérôme ne voulait pas parler.
Il regardait toujours la mer. Il semblait chercher quelqu’un. Il s’assoyait au bord de la fenêtre et gémissait comme un chien alors qu’il regardait les bateaux prendre la mer. Même s’il avait une charpente imposante et un tempérament explosif, Jérôme avait apparemment les manières d’un prince. Certains disent qu’il était prince. J’ai vu sa photo et son expression faciale est empreinte d’une ascendance noble – il a l’air italien. Son nez était très mince, un nez d’aristocrate. Mais son tempérament violent cachait le véritable Jérôme.
Mais, autour d’un tel mystère, plusieurs histoires – celles-là basées sur des suppositions – sont nées. J’ai passé plusieurs heures à tenter de découvrir la vérité à propos de Jérôme. J’ai parlé à des gens qui le connaissaient, mais il reste que les histoires sont nombreuses et variées.
Certaines personnes disent que Jérôme n’était qu’un misérable ingrat – il n’a jamais exprimé la moindre appréciation pour les bontés qu’il a reçues. Elles disent aussi qu’il arrachait les objets des mains des petits enfants, qu’il volait la nourriture encore sur le feu et qu’il vous crachait au visage si vous le taquiniez.
D’autres disent qu’il aurait été rejeté par des pirates, car lorsqu’on mentionnait les pirates, il entrait dans une rage impossible. Certains disent qu’il était un prisonnier politique ou un européen titré dont les terres avaient été saisies à tort et que ses jambes et sa parole lui avaient été dérobées pour qu’il ne soit plus une menace. Quelle que soit la cause de la punition, il semble que ceux qui la lui ont infligée voulaient qu’il demeure en vie, parce que l’amputation a apparemment été faite par une personne adroite et qu’on a laissé avec lui sur la plage des craquelins et de l’eau. Une autre théorie plausible veut que Jérôme était un marin ordinaire qui avait perdu ses jambes lors d’un accident et qu’on l’avait laissé sur la plage puisqu’il n’était plus d’aucune utilité pour son capitaine.
Il y en a d’autres – et j’en ai rencontré – qui disent que Jérôme parlait lorsqu’on le prenait par surprise. Ils disent qu’il ne voulait pas parler et qu’il regardait toujours au loin; il semblait penser, cultiver sa rage – mais n’a apparemment jamais planifié de vengeance. Un jour, à New York, deux femmes – dont une qui ressemblait à Jérôme – ont donné une lettre à un Néo-écossais en lui demandant de la remettre à l’inconnu de la Nouvelle-Écosse. Il a pris la lettre et l’a déchirée en morceaux avant même de l’ouvrir.
Il n’est pas étonnant que les sympathiques francophones de l’endroit secouent la tête et disent « On ne le saura pas jamais qui était Jérôme »… Non, on ne le saura jamais…
Je croyais qu’en rencontrant les plus vieux résidants du district de Clare, ils pourraient peut-être m’en apprendre davantage. Alors j’ai demandé à rencontrer les doyens. Trouver la plus vieille personne a été presque aussi difficile que de trouver la clé du mystère de Jérôme, car il semblerait que dans cette région pittoresque de la Nouvelle-Écosse, être appelée la plus vieille personne est le plus grand honneur qui soit. J’ai découvert que plusieurs aspiraient à cette position. La rivalité se passait entre des femmes qui avaient dépassé le cap des 100 ans. Finalement, le chef du bureau de poste m’a dit que la Vieille était une certaine madame Comeau. Vous voyez, dans les districts francophones, on nomme toujours la plus vieille femme la Vieille. Madame Comeau avait 106 ans. Elle ne disait pas un mot en anglais, alors nous avons dû converser en français. Oui, elle avait connu Jérôme; elle l’avait vu à son arrivée ici. Selon elle, il s’agissait d’un riche européen qui avait commis un crime horrible, on l’avait puni en lui amputant les jambes et il n’osait plus parler. Elle a aussi émis la théorie qu’il désirait parler au cours des dernières années de sa vie, mais qu’il ne pouvait pas parce que son long silence avait paralysé ses cordes vocales.
Madame Comeau m’a raconté comment elle-même avait l’habitude de courir se cacher sous le lit lorsqu’on racontait que les Fourbans [sic] approchaient de la côte – elle voulait dire les pirates. Vous comprenez, Madame Comeau est née en 1856 – la dernière année du règne de William IV avant que la gracieuse reine Victoria ne monte sur le trône. Elle a vécu tout ce temps en terre acadienne. Elle a vu la population francophone de cette province passer de quelques familles d’exilés à plus de 30 000 en ce moment. Et vous savez que l’histoire des Acadiens qui ont effectué le voyage de retour vers la Nouvelle-Écosse est l’une des histoires les plus passionnantes de notre histoire colorée. Dans son poème Évangéline, Longfellow a immortalisé l’expulsion des Acadiens, mais il n’a rien dit sur leur périple de retour vers la terre qu’ils aimaient. Un grand nombre des pauvres Acadiens exilés, nostalgiques et misérables, persécutés et poursuivis en justice se sont réunis à Boston 12 ans après leur déportation et ont entrepris de retourner chez eux à pied. Ils ont marché plus de 1 000 milles à travers les forêts du Maine, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Certains sont morts. Ils ont souffert, des femmes ont accouché dans les marécages, les Anglais les ont traités cruellement en chemin, on a tenté de les décourager et on leur a conseillé de s’en retourner – mais ils ont continué d’avancer. Il n’est pas étonnant qu’ils aiment leur terre encore aujourd’hui et qu’ils aient préservé ses anciennes traditions. C’est ce petit groupe d’Acadiens intrépides qui ont été les pionniers de la communauté française acadienne que nous connaissons aujourd’hui.
[…]
Eh bien, mes chers auditeurs, nous avons entendu quatre histoires ce matin; deux contemporaines et deux relatant le passé de la Nouvelle-Écosse. Nous espérons que vous les avez appréciées et que vous reviendrez passer du temps avec nous dans le pays des gens chaleureux, de l’histoire, de l’amour, du poisson et des bateaux – car après tout, le Canada, c’est aussi les Maritimes.
Annonceur : C’était John W. Fisher, journaliste et commentateur radio bien connu de Halifax. M. Fisher était l’invité de la CBC pour la série du dimanche matin Travel and Adventure. Il s’agissait aujourd’hui de la troisième et dernière causerie de notre invité sous le titre THIS IS CANADA TOO.