Les Indiens du Yukon et la ruée vers l’or
À quelques exceptions près, il n’est que rarement question des autochtones dans les écrits portant sur la ruée vers l’or du Klondike.
Bien qu’ils aient été un peuple auto-suffisant, leur perte a presque été causée lorsque des dizaines de milliers de personnes venues du monde « civilisé » ont soudainement envahi leurs terres. Avides d’or, les Blancs ont imposé leurs lois, leurs langues, leurs religions et leurs coutumes.
Ils ont emmené avec eux des maladies contre lesquelles les Amérindiens n’étaient pas immunisés. Ils ont également apporté de l’alcool qui les a aidés à exploiter les hommes et les femmes des Premières Nations. Et ils ont implanté la ségrégation et la discrimination raciale.
Avant d’être en contact avec les Européens, la population autochtone de cette région nordique était composée de plusieurs milliers de personnes résidant dans de petits campements et villages dispersés sur des centaines de milliers de pieds carrés.
Pendant des siècles, le commerce traditionnel autochtone a nécessité des voyages à travers différents cols de montagne de la région, dont le col Chilkoot. Cette route convoitée avait été le domaine exclusif des Tlingits de la côte – les Chilkoots, qui gardaient le col, et leurs frères chilkats, qui venaient du bras ouest du canal Lynn. Ce faisant, ils contrôlaient – et défendaient jalousement – l’accès aux terres. Ils avaient donc pratiquement le monopole du commerce avec les autres peuples autochtones de l’Alaska et du Yukon.
Les Chilkoots appréciaient leur rôle d’intermédiaires et prospéraient à ce titre. D’une part, ils dictaient leurs conditions tant aux explorateurs et aux commerçants blancs qui désiraient obtenir des fourrures, qu’aux Tutchonis du sud et aux Tagish de l’intérieur qui étaient avides de biens qu’apportaient les Européens. Le système d’échanges commerciaux incluait également les Hans et les Kutchins qui occupaient les régions plus au nord.
Pour leur part, les Tutchonis étaient d’habiles chasseurs qui avaient de nombreuses fourrures et des peaux tannées et non tannées à échanger. Ils avaient des peaux d’orignaux, de caribous, de moutons, d’écureuils terrestres, de lièvres des Rocheuses, de castors, de lynx, de martres et d’autres petits animaux à fourrure. Ils possédaient également du cuivre brut, de la babiche et du lichen jaune dont les Chilkats se servaient pour teindre leurs couvertures.
En retour, les Chilkats fournissaient des algues marines comestibles, des paniers de cèdre, des ornements faits de coquilles de dentalium, des esclaves, des objets de commerce provenant des Européens et un mets délicat de la côte : de la graisse d’oulachons.
Les oulachons sont de petits poissons très riches en huile. Les Chilkoots faisaient bouillir le poisson et le pressaient pour en extraire l’huile, qui était très prisée comme assaisonnement et agent de conservation. Il s’agissait d’un de leurs plus importants produits de commerce. Ils en ont tellement transporté à travers les montagnes que les sentiers menant jusqu’à l’intérieur des terres devinrent connus sous le nom de « pistes de la graisse ». Les produits de commerce européens aidaient à alléger la tâche quotidienne des autochtones. Il s’agissait entre autres de couvertures, de calicots, de bouilloires, de haches, de couteaux, de pièges, de fusils, d’armes à chargement par la bouche, de poudre à canon, de café, de farine et de tabac. Ces biens européens ont également modifié le système de commerce. Les Tutchonis du sud, par exemple, échangeaient leur surplus de biens européens avec leurs voisins plus loin à l’intérieur des terres.
Grâce au réseau de lacs et de cours d’eau le long du col Chilkoot, le transport de marchandises se faisait principalement sur l’eau lors des déplacements vers l’intérieur des terres. Les Amérindiens concevaient et construisaient leurs propres canots à même des troncs d’arbres. Les embarcations recouvertes de peaux, habituellement des peaux d’orignaux, étaient également utilisées.
Un des plus anciens récits décrit une flotte de bateaux recouverts de peaux de morse, semblables à des oumiaks, mouillant à la source du lac Bennett. Ces embarcations avaient été obtenues des Tlingits de Yakutat et servaient à faire traverser le lac aux commerçants jusqu’aux villages tagish.
Toutefois, les canots amérindiens n’étaient d’aucune utilité à ceux qui participaient à la ruée vers l’or du Klondike et qui traînaient derrière eux des provisions pour un an.
Les Amérindiens Chilkoot représentaient une force dominante dans la région. Ils avaient réussi à empêcher les Blancs de traverser le col. En 1848, un commerçant de la Compagnie de la Baie d’Hudson, Robert Campbell, avait établi un poste de traite à Fort Selkirk, près du confluent du fleuve Yukon et de la rivière Pelly. Ainsi, avec les Amérindiens de l’intérieur, il menaçait le monopole commercial qu’exerçaient les Chilkoots de la côte.
Les Chilkoots n’aimaient pas la compétition. Ils ont saccagé le poste en 1852. Campbell et ses hommes ont réussi à s’en sortir indemnes. Le fort a plus tard été incendié.
Il y a eu une exception remarquable à la domination chilkoot sur la route de la chaîne de montagnes côtière. En 1878, le prospecteur George Holt a été le premier homme blanc à traverser le col Chilkoot sans que les Amérindiens en aient connaissance ou qu’ils y consentent. Il n’a trouvé qu’une petite quantité d’or, mais la nouvelle de son exploit, et ceux des quelques autres explorateurs qui continuaient de s’avancer dans la région subarctique, s’est vite répandue.
À ce moment-là, des missionnaires étaient également arrivés dans le territoire et un processus de ségrégation avait déjà été enclenché. Les missionnaires voulaient empêcher les autochtones de boire de l’alcool, de jouer et de faire la fête avec les mineurs blancs, de peur que cela ne fasse ressurgir les habitudes « païennes » des autochtones.
À cette époque, les missionnaires baptisaient rarement les Amérindiens puisqu’ils estimaient que ceux-ci n’avaient pas une connaissance suffisante du rituel. Les pressions exercées par les catholiques sur les anglicans ont forcé plusieurs pasteurs à assouplir leurs critères de connaissance et de compréhension du baptême. Pour le clergé, la « ruée vers les âmes » passait avant tout.
La plupart des Amérindiens habitaient loin des camps de mineurs et la majorité des nouveaux arrivants formaient leurs propres colonies. Alors que plusieurs Amérindiens avaient choisi de se distancier des communautés de mineurs, d’autres étaient attirés par l’alcool et la perspective d’avancement social et économique.
Dans son livre Best Left as Indians, l’historien Ken Coates note :
« La consommation d’alcool au cours de la période précédant la ruée vers l’or était récréative, tant pour les autochtones que pour les non-autochtones. Les autochtones ont intégré l’alcool à leurs potlatchs et à d’autres célébrations, et l’alcool a ensuite été associé de près aux relations sexuelles entre les Amérindiennes et les hommes blancs. Des liaisons d’un soir se sont souvent développées au cours de beuveries interraciales […].
Coates poursuit en soulignant que tolérance ne signifie pas acceptation. « Les mineurs blancs, qui ne voyaient pas de mal à entretenir une relation avec une Amérindienne, traitaient avec dédain ceux qui "s’abaissaient" à vivre avec les Amérindiens. »
Ces hommes étaient surnommés « hommes-squaw », un terme désobligeant utilisé à travers le Canada et les États-Unis. Ils ne savaient pas alors que ce serait un « homme-squaw » du nom de George Carmack qui déclencherait la plus importante ruée vers l’or de toute l’Amérique du Nord.
À partir de 1880, le nombre de prospecteurs a augmenté. Ils voulaient se rendre facilement à l’intérieur du Yukon. Les Chilkoots les ont aidés et, pendant un certain temps, ont fait encore plus d’argent à titre de guides et de porteurs. Ils exigeaient un certain montant pour transporter le matériel des Blancs à travers les montagnes.
Au départ, les porteurs amérindiens demandaient 12 cents la livre pour porter le matériel sur 27 milles à travers le col jusqu’à la partie supérieure du lac Lindeman.
Postée au sommet, la police à cheval du Nord-Ouest du Canada surveillait ceux qui se rendaient vers les champs aurifères afin de s’assurer que chacun apportait sa tonne de vivres, c’est-à-dire l’équivalent d’une année de provisions.
Les porteurs amérindiens étaient en demande dès le départ, et à la fin de la première saison de la ruée, leur tarif avait augmenté à 38 cents la livre pour les paquets conventionnels et encore plus cher pour le bois, les poêles, les pianos, les malles et toute autre marchandise lourde dont la forme était inhabituelle. Les porteurs faisaient parfois la grève lorsqu’ils apprenaient qu’une autre personne payait plus la livre.
Tous les récits racontent combien les Chilkoots et les Chilkats étaient forts physiquement. Ils étaient d’habiles marchands et connaissaient bien les pistes. Mais ils avaient un défaut qui faisait grand plaisir aux missionnaires et déconcertait les chercheurs d’or : ces Amérindiens étaient de fervents chrétiens et refusaient donc de travailler le dimanche. Ces chercheurs d’or qui ne vouaient de culte qu’au précieux métal devaient donc se débrouiller eux-mêmes le dimanche.
Le reste de la semaine, toutefois, les Amérindiens reprenaient le collier; les hommes transportaient des charges allant jusqu’à 200 livres; les femmes et les enfants, des charges d’environ 75 livres.
Sauf lors d’expéditions commerciales, les Amérindiens voyageaient généralement léger et rapidement. La vue de ces innombrables nouveaux arrivants croulant sous le poids d’autant de bagages, particulièrement les femmes blanches dans leurs robes victoriennes, devait être une source d’interrogation et d’amusement chez les Amérindiens.
Frances Gillis était une femme grande, svelte et aventureuse, qui était âgée de 26 ans lorsqu’elle a quitté Seattle pour Dawson City en février 1898. Elle était également célibataire. Ses compagnons de voyage et elle ont eu une rencontre mémorable avec un groupe d’hommes amérindiens au lac Laberge :
« Alors que nous nous hissions hors de notre bateau et l’amarrions, un groupe d’Indiens qui vendaient de la truite fraîche aux chercheurs d’or affamés se sont approchés de nous. Ils se sont rassemblés autour de moi, m’ont examinée silencieusement de la tête aux pieds, tendant occasionnellement leurs mains sales pour toucher mes vêtements. Ils se sont ensuite consultés brièvement. Finalement, le porte-parole du groupe s’est avancé et s’est adressé à mes compagnons : "Belle squaw. Nous l’aimons. À qui d’entre vous appartient-elle? Nous vous donnons plein de poissons et même beaucoup d’argent si vous la laissez ici avec nous.
Les hommes, tous sidérés par cette offre étrange, étaient complètement muets tant ils étaient confus et embarrassés. Finalement, M. Britton a galamment pris la parole. S’interposant entre les Indiens et moi, il a murmuré nerveusement que j’étais sa squaw et que je n’étais pas à vendre. Moi, la "belle squaw", suis restée plantée sur place plus apeurée que jamais depuis mon départ de Seattle. »
Malheureusement, les Indiens et leurs habitudes ont fait les frais de beaucoup de railleries de la part des nouveaux arrivants.
Parmi ces derniers se trouvait le journaliste new-yorkais Tappan Adney, qui avait été dépêché au Yukon en 1897 pour couvrir en mots et en photos les évènements entourant la ruée vers l’or et les champs aurifères de Dawson City.
Les hommes sont petits, costauds, forts, ont le torse large et épais, une grosse tête, des yeux semblables à ceux des Mongols et une mâchoire carrée, a écrit Adney. Ils ont presque tous une longue moustache noire tombante aux extrémités et quelques poils de barbe qui sont de couleur brun pâle.
Peu de ces femmes sont belles et elles ont l’habitude de se peindre le visage noir de jais ou brun chocolat, et j’ai vu des petites filles faire la même chose pour imiter leurs grandes sœurs ou leurs mères.
Elles se frottent le visage avec de la balsamine, puis avec de la cendre d’amadou, puis font pénétrer le tout avec de la graisse. Elles font cela, me dit-on, pour les mêmes raisons que leurs sœurs blanches utilisent de la couleur et de la poudre. Elles laissent assez d’espace autour de leur menton, de leur bouche et de leurs yeux pour se donner une expression hideuse et repoussante. […] À la manière indienne, chiens comme enfants, hommes comme femmes s’entassent dans leurs demeures sales qui sentent le poisson pourri.
Chez les Tlingits de la côte de l’Alaska, il était populaire de se peindre le visage et de se tatouer. Ils se décoraient le visage à l’occasion des danses et des potlatchs à l’aide d’un mélange d’huile de phoque et de suie. Même si l’odeur laissait à désirer, cette onction constituait une bonne protection contre le soleil et les insectes lors des mois d’été.
Comme il s’agissait aussi d’un déguisement efficace, le gouverneur de l’Alaska a banni cette pratique puisqu’elle faisait entrave à la loi et rendait les contrevenants difficiles à identifier.
En tant que porteurs, les autochtones ont su se rendre indispensables. « Vingt ou trente Indiens se divisent la charge et transportent tout l’équipement en deux jours, rapporte Adney. Toutefois, ils ne sont pas dignes de confiance et n’ont aucun scrupule. Ils ne font rien gratuitement, même pour un des leurs, et j’ai bien noté qu’ils ne font aucune distinction entre eux-mêmes et les Blancs, même pour le même service.
Si une personne les engage à un certain prix et qu’une autre leur offre plus cher, ils posent les bagages de la première et partent avec la deuxième, ou alors si sur la piste ils entendent parler d’une augmentation de l’échelle salariale, ils arrêtent et font la grève pour obtenir une augmentation de salaire. Certains d’entre eux s’expriment dans un bon anglais. »
De tous les correspondants canadiens et étrangers qui ont couvert la ruée vers l’or, Adney se distingue puisqu’il a été l’un des seuls à prendre la peine d’écrire deux courts articles sur les autochtones. Les autres étaient obsédés par l’incessante quête de l’or et son extraction, les difficultés de se rendre et de vivre au Yukon, les excès de ceux qui faisaient fortune et les folies de ceux qui dilapidaient leur fortune.
Avant d’être en contact avec les Blancs, les autochtones n’avaient que peu ou pas d’intérêt pour l’or. Mais ils ont rapidement constaté sa valeur, et celle de l’argent, en termes de ce qu’ils pouvaient se procurer grâce à ces métaux. À un certain moment, les Amérindiens de Dyea détenaient la plus grande partie des pièces d’or et d’argent en circulation. Adney a noté :
« Ils retirent toute la petite monnaie de la circulation. Ils vont voir les marchands plusieurs fois par jour et font des achats insignifiants dans le but d’obtenir de la monnaie qu’ils stockent ensuite. Le problème de la petite monnaie est en fait très sérieux. Il n’y a plus assez de monnaie pour faire commerce, car les joueurs et les Indiens la gardent pour eux. »
En dépit de ces racontars racistes, les autochtones ont joué un rôle majeur dans la ruée vers l’or – en tant que guides, porteurs ou journaliers qui bûchaient du bois de corde destiné aux nombreux chalands. Les journaliers non autochtones gagnaient entre 6 $ et 10 $ par jour alors que les journaliers autochtones gagnaient entre 4 $ et 8 $ pour le même travail. Les femmes amérindiennes gagnaient également de l’argent en fabriquant et en vendant des mitaines, des chapeaux, des mukluks et autres articles vestimentaires.
Ils étaient des experts de la chasse et de la pêche. On avait besoin de saumon pour nourrir les chiens de traîneau, particulièrement en hiver lorsqu’ils étaient essentiels au transport. Il y avait assez d’orignaux et de caribous pour tous, mais avec l’arrivée soudaine de milliers de personnes et de la machinerie bruyante, les troupeaux s’étaient retirés plus loin dans la nature et les chasseurs devaient travailler plus fort pour les attraper. Les autochtones avaient un revenu supplémentaire en échangeant ou en vendant aux mineurs de la viande ou du poisson. Il existe d’ailleurs plusieurs récits dans lesquels des prospecteurs et des chercheurs d’or racontent que leur vie a été sauvée par de la viande fraîche ou du poisson frais qu’ils s’étaient procurés auprès d’Amérindiens en plein cœur de l’hiver.
Même comme journaliers, les emplois n’ont été que de courte durée pour les Amérindiens. Des milliers d’apprentis mineurs ont continué d’affluer au Klondike longtemps après que les ruisseaux contenant de l’or aient été jalonnés. Plusieurs sont arrivés sans le sou, cherchant désespérément du travail et ont, ultimement, délogé les Amérindiens de leurs emplois.
La vie des Amérindiens du Yukon a été complètement chambardée par la ruée vers l’or. Avant 1896, les Amérindiens surpassaient en nombre tous les autre groupes du territoire dans une proportion de quatre pour un. Le recensement de 1901, effectué deux ans après l’apogée de la ruée, démontrait qu’il y avait huit non-autochtones pour chaque Amérindien.
Après la ruée vers l’or, la ségrégation des Amérindiens a graduellement fait place à la discrimination pure et simple. Dans son livre I Married the Klondike, Laura Berton a décrit le cas d’un jeune homme, le fils d’un fonctionnaire de Dawson, qui avait marié une métisse alors que ses parents étaient à l’extérieur de la ville :
« C’était une jolie fille, l’air intelligent et soigné, et je crois qu’elle lui aurait fait une bonne femme, mais ses parents ont été tellement ébranlés qu’ils refusaient de voir leur fils ou de lui parler. Cette attitude l’a poussé à partir de la ville vers les régions sauvages où il a passé sa vie parmi les Indiens à chasser et à bûcher du bois pour survivre. »
Ironiquement, la Loi sur les Indiens adoptée par le gouvernement du Canada n’a fait qu’aggraver les problèmes. Elle avait quatre objectifs : promouvoir l’autonomie des autochtones, les protéger contre les « fléaux » de la société européenne, encourager la conversion au christianisme et assimiler les Amérindiens. Malheureusement, le gouvernement n’a jamais pris en considération les coutumes et les traditions amérindiennes.
En réalité, les enfants amérindiens n’étaient pas les bienvenus dans les écoles de Blancs, et ces derniers refusaient de partager les hôpitaux avec les patients amérindiens.
Pendant ce temps, la fièvre de l’or avait fait son chemin jusqu’à Ottawa. On a mis fin à un traité avec les Amérindiens du Yukon jusqu’à ce que les prospects miniers de la région puissent être évalués et, en 1898, un scandale a éclaté à l’échelle nationale : des allégations de corruption généralisée pesaient sur les fonctionnaires gouvernementaux en poste à Dawson City. Le gouvernement avait de toute évidence d’autres priorités. […]