Anonyme et muet durant quarante ans.
Le sombre mystère est mis au jour, extirpé de l’asile des pauvres de Digby, mais demeure entier.
Sans jambes, sans nom, sans voix
L’histoire qui suit est tirée du New York Sun. Le Herald a interrogé l’honorable premier ministre Murray à ce sujet hier après-midi, et il a répondu qu’il avait vu ce « Jérôme » l’été dernier et que l’homme n’a manifestement pas toute sa tête. La somme consacrée à son entretien est dûment inscrite dans les rapports financiers. L’origine de ce « Jérôme » est un mystère. Certaines personnes ont émis la théorie qu’il avait pu être un membre indésirable d’une quelconque famille et que des mesures auraient été prises pour se débarrasser de lui. On peut lire dans le Sun :
Les livres bleus publiés par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse sont généralement plutôt ennuyeux à lire, et celui des rapports financiers est un des pires. Mais derrière une ligne des rapports financiers, se cache un mystère des plus étranges qui n’est toujours pas résolu après quarante ans.
Les rapports financiers contiennent toutes les dépenses du bureau du trésorier provincial, c’est-à-dire toutes les dépenses effectuées par la Nouvelle-Écosse. Un des articles se lit comme suit :
Jérôme…………………………………………………………….104,00 $
L’allocation du mystérieux Jérôme.
Peu ou pas de membres actuels du gouvernement savent ce que cela signifie. Ils savent seulement que cet article est là depuis plusieurs années et que, par conséquent, quelqu’un reçoit 104 $ tous les ans, mais ils ne savent pas qui ou ce qu’est « Jérôme », ni pourquoi il reçoit cet argent.
Un jour, il y a de cela 40 ans, les gens qui vivaient sur la mince bande de rochers et de terre du côté de la Nouvelle-Écosse dans la baie de Fundy, mieux connue sous le nom de l’isthme de Digby, ont aperçu un bateau à l’horizon. Il semblait naviguer sans but précis, toujours dans les mêmes environs. La nuit tombée, il était encore là, et sa mission faisait l’objet de bien des hypothèses parmi les pêcheurs dont les petites maisons étaient les seules résidences le long de cette côte accidentée.
Au matin, le navire avait disparu, mais sur la plage se trouvait un homme, ou ce qu’il en restait. Ses jambes avaient été coupées au-dessus des genoux. Le travail avait été effectué par une main experte. Les moignons avaient été bandés avec soin. L’homme aurait semblé âgé d’environ 19 ans, aurait eu les cheveux blonds filasse et les yeux bleus.
Apparemment de bonne famille.
Ses sous-vêtements étaient taillés dans du lin de qualité supérieure et le reste de ses vêtements, dans du bon tissu, mais la coupe ne ressemblait en rien à celle que les pêcheurs avaient vu sur quiconque. Il semblait souffrir d’un choc terrible. À côté de lui, sur la plage, se trouvaient un petit tonnelet d’eau et un sac de biscuits de marin.
On l’a transporté jusqu’à une des petites maisons où l’on a pris soin de lui. Il guérissait petit à petit, mais demeurait sombre et silencieux. Ses organes vocaux semblaient fonctionner; pourtant, si les sons gutturaux qu’il émettait étaient censés être des mots, personne ne pouvait les comprendre.
Peut-être qu’on n’a jamais tenté de lui apprendre l’anglais, ou que sa prédisposition à être maussade le rendait impossible à approcher, ou que le choc subi par son corps lorsqu’on lui a coupé les jambes a endommagé son cerveau et anéanti ses facultés d’apprentissage. Chose certaine, même si quarante ans ont passé depuis qu’on l’a abandonné sur une plage de l’étrange façon décrite plus tôt, il n’a jamais exprimé ses pensées oralement à qui que ce soit.
Pourquoi on l’appelait Jérôme.
Les gens l’appelaient « Jérôme » parce qu’ils croyaient que certains des sons qu’il émettait ressemblaient à ce nom; il n’a pas eu d’autre nom pendant dix ans.
Les commissaires des pauvres du comté de Digby ne voyaient pas pourquoi ils auraient dû en assumer la charge. Il n’était certainement pas originaire du comté de Digby. Ils ont donc soumis une demande auprès du gouvernement de la Nouvelle-Écosse pour qu’il le prenne en charge. En attente de l’enquête, le gouvernement a alloué la somme de 104 $ pour qu’on s’occupe de lui. L’enquête n’a pas permis d’en savoir davantage et l’allocation a continué d’être versée année après année.
« Jérôme » vit maintenant avec une famille respectable d’Acadiens près d’un endroit appelé Saulnierville, sur la rive de la baie de Fundy, dans le comté de Digby. En été, il se prélasse toute la journée au soleil. Lorsqu’il fait froid, il se blottit derrière le poêle de la cuisine.
Il est peu probable que le mystère soit jamais percé, à moins que ce compte rendu ne tombe sous les yeux d’une des personnes qui étaient sur le bateau duquel il aurait été abandonné, et que cette personne ne décide de faire connaître des faits demeurés secrets depuis près d’un demi-siècle.