Angélique. Lorena Gale. 1999.
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Acte II, Scène 8.
Toutes les voix, à l'unisson. 10 avril, 1734.
MANON
    (en pelletant des braises dans un seau)
Mon coeur en rage,
    Wey a hey a
    Est remplir de douleur,
    Wey a hey a
    La froideur de mon César,
    Wey a hey a
    me marque au fer,
    Wey a hey a.
    Mon sang coule chaud,
    Wey a hey a
    Ma respiration est froide,
    Wey a hey a
    Les souvenirs de son amour,
    Wey a hey a
    Brûlent toujours en moi.
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Elle ulule.
CÉSAR entre avec un cigare, des allumettes et un 
    coupe-cigare. Il prend le seau de MANON
    et prépare le cigare.
CÉSAR 
    Je souris. Je ris. Je baisse les yeux. "Oui,
    Monsieur." "Non, Monsieur." "Tout de suite,
    Monsieur." Je fais tout ce que je dois faire pour "juste
    bien m'entendre". C'est la survie dans le monde de 
    l'homme blanc. Et je m'en tire. Pourquoi combattre ce que je ne 
    peux pas changer. Mais ne crois pas que je sois moins 
    un homme pour autant.
Ne me regarde pas de trop près. Tu verras le 
    sourire sur mes lèvres, pas dans mes yeux qui 
    voient tout. Et même si ma tête est penchée, mon 
    corps reste droit. Mes épaules larges et 
    fortes. Et ces mains pourraient écraser une 
    trachée comme une feuille d'automne. Mais je ne me 
    bats pas. Je fais ce que je dois faire "juste pour
    bien m'entendre". 
Claude croit qu'il peut me vaincre avec un 
    mot. Parce que dans ce monde où blanc rime avec 
    puissance, un mot est tout ce qu'il faut pour faire taire. Mais je 
    suis patient. J'attendrai. Et quand le moment sera
    venu. (offrant le cigare à Ignace et frottant une
    allumette) Je frapperai!
Il remet le cigare à GAMELIN, qui prend 
    l'allumette de CÉSAR. Il tire un peu sur le cigare, 
    avec satisfaction, avant de parler. CÉSAR
    place le seau près de lui.
GAMELIN 
    Les femmes n'ont pas de place dans les affaires. Leur esprit
    ne semble pas pouvoir se libérer de leurs émotions. Et 
    il n'y a pas de place en affaires pour les émotions. Je laisserai
    Thérèse faire à sa guise. Mais elle vendra. (il 
    tire) Un jour, elle devra vendre. (il fait 
    tomber ses cendres dans le seau) 
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THÉRÈSE entre avec une bougie et traverse
    lentement la scène. Elle s'arrête quelques fois
    et regarde derrière elle, comme si elle était 
    poursuivie par quelque chose qui n'est pas là.
THÉRÈSE 
    (s'arrête) Qui va là? Angélique? (silence)
    Il y a trop de bruits dans cette maison. Des craquements 
    et des chocs. Des sons que je ne peux pas identifier. Entendez-vous?
    (elle s'arrête, écoute, murmure) Angélique? (elle
    continue) C'est ma maison! Je connais cette maison.
    J'aime cette maison. Mais aucun son ne m'est familier. 
    Des chats crient toutes les nuits. Des chiens hurlent.
    Des chevaux piaffent. Ils le sentent aussi. (elle 
    arrête) Qui va là? Angélique? (pause) Les
    Lutins. Oui. Les Lutins. Ils sont revenus. Je ne 
    croyais pas qu'ils pouvaient s'éloigner des fermes. Mais
    oui. Les Lutins. C'est ça. (elle se
    détends) Oui. Les Lutins. Je peux m'occuper des lutins.
    Les Lutins et Angélique. Des deux, je peux me débarasser.
Elle prend le seau et le remet à 
    CLAUDE, qui entre avec une lampe à l'huile.
CLAUDE 
    Un jour, je serai quelqu'un. Vous croyez 
    que je vais traîner des seaux et pelleter
    du fumier de cheval toute ma vie? Pas moi. Je serai aussi important
    que Francheville un jour. Plus important. Vous verrez. Je suis. Je 
    suis plus que... Je suis plus que ceci!
En Nouvelle-France, je ne serai jamais plus qu'un paysan
    crasseux qui s'engage pour cinq ans de sa vie pour 
    quelques habits neufs, quelques sacs de grain et un 
    morceau de terre rocailleux qui ne donnera peut-être jamais de fruits.
    Mais en Nouvelle-Angleterre ou plus au sud, qui sait 
    ce qu'un homme peut faire de lui-même. 
    Oui. Il y a de l'argent à faire dans les colonies.
    Et, vous savez quoi... ?
 
    Il dépose le seau et donne à 
    ANGÉLIQUE un baiser ardent.
Je vais en faire.
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ANGÉLIQUE 
    L'amour. J'avais presque oublié que c'est la même sensation que... 
    la liberté.
CLAUDE 
    Bientôt.
Il sort, laissant le seau à ANGÉLIQUE.
ANGÉLIQUE 
    Combien de temps puis-je attendre? Chaque minute me rapproche
    d'une mort vivante. Et je suis vivante. Je suis 
    vivante!
Son toucher brûle, cautérise, roussit, allume le feu
    profondément là où étaient la douleur et la glace. Et 
    je sens... chaleur, vie, force, puissance, noire et
    robuste.
Elle envie cela. Chienne froide et sans passion. Comme
    son bâtard de mari. En suçant tous les deux. 
    Suçant la vie. Niant la vie.
Non! Je ne suis pas une chaise, un sac de grain ou un veau
    qu'on engraisse pour le vendre à la boucherie! Je suis 
    vivante. Et aimée. Et je ne peux pas attendre... 
    je ne peux plus attendre. 
La fumée commence à remplir la scène.
THÉRÈSE 
    Au feu !
ANGÉLIQUE 
    Au feu !
GAMELIN 
    Au feu !
CÉSAR 
    Au feu !
Le chaos éclate. Les cloches des églises 
    sonnent, les gens crient, prennent panique. Les 
    comédiens courent et s'organisent 
    en une ligne où l'on passe des seaux de personne
    en personne. ANGÉLIQUE est au bout de la
    ligne. Les seaux passent rapidement et désespérément d'une
    personne à l'autre. CLAUDE entre, se nettoyant les
    dents. Il regarde en silence pour un instant. 
    ANGÉLIQUE se tourne pour prendre un autre seau,
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voit CLAUDE et, prend la main de CLAUDE 
    au lieu de prendre le seau.
ANGÉLIQUE 
    Maintenant?
CLAUDE 
    Maintenant!
Ils courent. La ligne continue de combattre les 
    flammes qui montent de plus en plus haut. Ils 
    se retournent et parlent rapidement.
ANGÉLIQUE 
    Le feu fut allumé à la maison de sa maîtresse,
    sur la rue Saint-Paul, le soir du 10 avril 1734.
CLAUDE 
    Les flammes ont couru rapidement d'une maison à 
    l'autre et, plus tard, à l'Hôtel-Dieu, où les 
    voisins avaient commencé à transporter leur
    meubles et leurs biens.
ANGÉLIQUE 
    Le couvent et l'église ont été détruits.
CLAUDE 
    C'était la troisième fois que l'Hôtel-Dieu était 
    englouti par les flammes.
ANGÉLIQUE 
    Quand le feu se sera éteint, 46 maisons se seront
    consumées.


