Le procès de Marie-Josèphe-Angélique. Denyse Beaugrand-Champagne, 2004.
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Dans la rue Saint-Paul, deux petites filles s’amusent à sautiller dans la boue sous l’œil de la sentinelle en poste devant l’entrée de l’Hôtel-Dieu. En face de l’hôpital, regardant les enfants, deux esclaves discutent, assises sur le pas de la porte d’une maison : l’une a quinze ans, elle est panis; l’autre a le double de son âge, elle est noire. Un peu plus à l’est, sur le même côté, Marguerite César dit Lagardelette est accoudée à sa fenêtre ouverte. Elle regarde la scène.
En quelques instants, tout va basculer. Il est dix-neuf heures lorsque la sentinelle en faction crie : « Au feu! ». Ce cri si terrifiant est entendu derrière lui, dans le jardin, par les hospitalières « en récréation ». Aussitôt, la cloche de
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leur hôpital s’ébranle. Quelqu’un court à toutes jambes vers l’église, rue Notre-Dame, avertir le bedeau. Le tocsin sonne avec force et rapidité, repris aussitôt par les cloches des différentes chapelles de la ville. L’alerte est entendue jusque dans les faubourgs avoisinants. Les quelque 3 000 Montréalais savent qu’il ne s’agit pas d’une attaque des Anglais, bien au contraire, car, déjà, l’odeur du feu s’est répandue. Une odeur que l’on connaît et que l’on craint, comme d’autres craignent la peste. La place d’Armes se vide rapidement. [...]
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En quelques minutes, l’horreur se joint à la peur; le vent a transporté le feu « avec tant d’impétuosité » sur l’église qu’elle s’embrase, et le feu poursuit son chemin vers une aile de l’hôpital. Une quarantaine de religieuses de Saint-Joseph, « tant de cœur que converses », sont coincées sur les lieux. Quelques « bonnes âmes » évacuent tant bien que mal les malades de l’Hôtel-Dieu. Plusieurs aident au transport des plus faibles, qui ne peuvent marcher d’eux-mêmes, mais les autres doivent se débrouiller seuls. Il est déjà trop tard pour songer à sauver les biens des sœurs, « les flammes s’étaient portées sur toute la maison en un instant, de sorte que le toit était tombé quand plusieurs sortirent »1.[...]
La rue Saint-Paul est prise d’assaut par une cinquantaine des 250 soldats en garnison dans la ville2. Un premier groupe accourt avec des échelles pour grimper aux faîtes des maisons; il faut tenter de couper le chemin au feu. Ils abattent à la hache des sections entières des toits de bardeaux. D'autres aident au transport des seaux d’eau, tandis que certains sont dispersés à différents
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carrefours pour protéger les propriétés et leur contenu. Leur présence n’inquiète en rien un groupe d'individus qui profitent de la noirceur et de l'affolement pour bourrer à la hâte un sac avec quelques objets volés ici et là « chez les bourgeois », alors que ces derniers courent après les propriétaires de charrettes et de tombereaux, leur promettant mer et monde s’ils acceptent de transporter leurs possessions en lieu sûr.[...]
Le chevalier Boisberthelot de Beaucours, ainsi que le commissaire de la Marine, Honoré Michel de Villebois et de La Rouvillière3, et quelques officiers de justice prennent la situation en main. Les ordres fusent. Alors que les 90 livres de poudre à mousquet, entreposées dans les magasins du roi, sont transportées à la hâte sur la commune et jetées à bout de bras dans le fleuve pour éviter
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une déflagration, les femmes courent après les porcs échappés des cours arrière et les hommes s’agrippent de toutes leurs forces au licou des chevaux surexcités. Les cris des animaux se mêlent aux hurlements et aux vociférations des propriétaires et des locataires qui assistent stupéfaits et horrifiés à l'incendie de leurs biens. Ailleurs, le feu est tellement agressif que les secours ne peuvent s'en approcher; les rues, déjà difficiles d'accès à cause du dégel, sont rapidement devenues impraticables.
En moins de trois heures, le feu a anéanti l'Hôtel-Dieu, détruit 45 maisons et jeté plusieurs centaines de personnes à la rue. Un semblant de calme est revenu. On ne peut voir l’ampleur des dégâts à cause de la noirceur. Le feu s’est propagé rapidement, à cause d’un vent qui soufflait de l’ouest. [...]
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Comment expliquer ce nouveau sinistre? Tous les Montréalais ont une opinion ou croient connaître la réponse à cette question. Ils sont plusieurs à affirmer que le feu a pris naissance dans le toit de la maison de la veuve de Francheville, mais, pour d’autres, il ne peut s'agir d'un feu de cheminée, puisque personne ne chauffait par ce temps doux. Pendant que l'on cherche la cause du sinistre et que les rumeurs vont bon train, assis à son pupitre, le procureur du roi, François Foucher, réfléchit. Il vient à peine de rentrer chez lui, dans son hôtel particulier rue Saint-Paul, après avoir peiné toute la nuit à aider ses amis et relations. Il ne peut attendre. Il compose une requête adressée au juge civil et criminel de la Juridiction Royale. Il faut procéder, dans les plus brefs délais, à l'arrestation de l'esclave de la veuve de Francheville et à celle du dénommé Thibault. Il faut les interroger immédiatement, car la rumeur les désigne du doigt.
1. Ghislaine Legendre, « Relation de sœur Cuillerier (1725-1747) », Écrits du Canada français, 42, Montréal, 1979, p.149-192.
2. Marc Charbonneau, Marc Lafrance, Monique Poirier, « Montréal, entrepôt militaire et centre logistique », dans Phyllis Lambert et Alan Stewart, dir., Montréal, ville fortifiée au XVIIIe siècle, Centre Canadien d’Architecture, 1992, p.31.
3. Honoré Michel de Villebois et de La Rouvillière sera nommé gouverneur de Montréal à l’automne de 1734. Il épousera en 1737 Catherine-Élisabeth Bégon, fille de l'épistolière, Élisabeth Rocbert de La Morandière. Les nombreuses lettres de Madame Bégon lui étaient adressées. Devenu veuf en 1740, il finira ses jours en Louisiane et madame Bégon à Rochefort.