Robert Henderson et sa quête pour être reconnu

[ Bob Henderson, Discoverer of the Klondike ]

Bob Henderson, découvreur du Klondike, H.J. Woodside, 1903-04, NAC, PA-016522

Les histoires classiques sur le Klondike attribuent à George Carmack, Skookum Jim et Charlie (Dawson) le Tagish le mérite d’avoir découvert de l’or sur le ruisseau Bonanza le 17 août 1896. Il s’agit du moment déterminant qui a plongé le Klondike dans sa célèbre et vertigineuse ruée vers l’or. L’identité du véritable découvreur, parmi ces trois prospecteurs, diffère selon les histoires, mais personne ne met en doute le fait que c’est Carmack qui a fait la demande et a obtenu la « concession de Découverte » le 24 septembre 1896. Selon des sources sûres, c’est Skookum Jim, ou Keish comme on l’appelait en langage tagish, qui a été le premier à trouver de l’or dans sa batée et qui en a ensuite informé ses compagnons. Certains historiens prétendent que Jim n’a pas reçu le mérite qui lui était dû à cause du racisme généralisé qui existait à l’époque au Canada. Même Carmack, un Américain vivant selon le mode de vie des Amérindiens, avait compris cela et pris arrangement avec Jim pour signer son nom sur la concession de la découverte et ainsi éviter d’avoir des difficultés à enregistrer la concession auprès des autorités. Puisque la race de Jim le reléguait à un rôle de second plan, le titre de découvreur du plus grand filon d’or de l’histoire est devenu un sujet controversé. Carmack n’avait pas une bonne réputation et était Américain, alors certains Canadiens sont partis à la découverte d’un héros plus approprié.

Cette faction a trouvé son champion en la personne de Robert Henderson, un prospecteur canadien qui travaillait dans le secteur du ruisseau Bonanza depuis plus d’un an avant les évènements décrits plus haut. Il avait fouillé les ruisseaux situés tout près de là, comme les ruisseaux Quartz, Australia et Gold Bottom à la recherche de l’insaisissable filon-mère. Henderson était l’incarnation des valeurs que la plupart des Canadiens recherchent chez leurs héros. On le décrivait comme un homme fort, honnête, vaillant, déterminé et doté d’humilité et d’un esprit d’explorateur. Ses partisans croyaient qu’il méritait d’être reconnu comme le découvreur. Toutefois, une combinaison de contretemps, de malchance et d’erreurs bureaucratiques l’a empêché de jouir de cet honneur. Au lieu de cela, il a passé la majeure partie de ses trente-sept années de prospection à demander à être indemnisé par le gouvernement pour la fortune qu’il avait perdue et à servir de porte-étendard pour ceux qui désiraient lui donner le titre de découvreur. Voici l’histoire de sa quête.

Robert Henderson est né en 1857 de parents écossais. Son père est gardien de phare à Big Island, dans le comté de Pictou en Nouvelle-Écosse. Le petit Bob développe un goût pour l’aventure dès son jeune âge. Il rêve de trouver de l’or, d’abord dans sa province natale, puis dans des endroits plus exotiques. Une telle entreprise devient infiniment plus attrayante que sa formation d’apprenti chez un fabricant de voitures à chevaux. Si son éducation n’a rien de remarquable, il démontre bientôt des traits qui le caractériseront toute sa vie, c’est-à-dire le courage et la volonté de prendre des risques personnels. À l’âge de quatorze ans, il quitte la maison et s’embarque à bord d’un voilier. Durant bon nombre d’années, il voyage vers des pays étrangers, cherchant de l’or en Nouvelle-Zélande, en Australie et en Afrique du Sud. Il retourne ensuite en Amérique et prospecte en Californie. En 1876, il tente de se rendre en bateau jusqu’en Alaska, mais il manque de justesse le vapeur en partance de Portland en Oregon. Vers la fin des années 1870, il retourne en Nouvelle-Écosse et se marie. Il entame une nouvelle carrière de pêcheur et de fermier, mais il succombe rapidement à son insatiable envie de voir le monde. En 1880, Bob et Eliza Henderson déménagent à Aspen.

En 1894, Robert entreprend une expédition de prospection avec deux autres hommes. Henry [Woodside] reste pour prêter main forte à Eliza et aux trois enfants. Les trois prospecteurs partent en bateau vers le nord, franchissent les cols, traversent les lacs et le fleuve Yukon. Lorsqu’ils arrivent à Sixty Mile, les deux autres hommes en ont assez et décident de rebrousser chemin. Henderson, comme à son habitude, tient bon. L’aventure sur le fleuve Yukon prend une tournure ironique lorsque Henderson rencontre pour la première fois George et Kate Carmack, qui gèrent un poste de traite près des rapides Five Finger. Avec l'aide de Joe Ladue, Henderson obtient les fonds dont il a besoin et commence, avec un nouveau partenaire, à chercher de l'or sur les barres de gravier du fleuve Yukon. Il passe l’année suivante à explorer la région au sud-est de l’emplacement actuel de Dawson City, se concentrant sur les ruisseaux Indian, Australia et Quartz. Des prospecteurs venus avant lui avaient déclaré qu’il n’y avait pas d’or dans cette région, mais il ne se laisse pas décourager.

Au printemps de 1896, Henderson explore la région au-delà de la source du ruisseau Quartz. Il traverse la ligne de partage des eaux qui divise la rivière Klondike et le ruisseau Indian et découvre des prospects encourageants sur le ruisseau Gold Bottom. Il retourne à Sixty Mile et en convainc d’autres de venir avec lui. À la fin du mois de juillet, Henderson doit repartir en expédition pour aller chercher des provisions. Lors du voyage de retour, il passe par la rivière Indian. De peur que son bateau en peau d’orignal ne puisse pas résister aux rochers qui affleurent à la surface de l’eau trop basse, il décide d’emprunter la Klondike jusqu’à l’embouchure du ruisseau Gold Bottom. À la jonction du fleuve Yukon et de la rivière Klondike, il rencontre Carmack, Skookum Jim et Charlie le Tagish. Il raconte sa découverte à Carmack. Toutefois, il fait clairement savoir, sans ménagement, que les deux compagnons indiens de Carmack ne sont pas les bienvenus pour venir jalonner une concession. Il aggrave cet affront trois semaines plus tard lorsqu’il refuse de vendre de la nourriture et du tabac à Jim et Charlie après qu’ils soient arrivés à son campement. Ces gestes d’intolérance laissent une marque indélébile sur les prospecteurs autochtones, au point que, lorsqu’ils trouvent de l’or, ils ne se sentent nullement obligés d’informer cet homme manifestement plein de préjugés.

Quelques années plus tard, Henderson tente de défendre sa conduite en déclarant que « l’Indien n’est pas un prospecteur ». Ainsi, il ne croyait pas qu’ils avaient le droit de jalonner sur les ruisseaux aurifères. Cette perception était inexacte puisque Skookum Jim avait prospecté avec Carmack et par lui-même avant la grande découverte sur Bonanza. C’était toutefois une perception que partageaient bon nombre de pionniers du Yukon. Elle reflétait bien l’énorme préjugé qu’entretenait une grande partie de la population canadienne.

William Ogilvie, arpenteur et Commissaire du Yukon, a la chance de se trouver sur le territoire peu après la découverte de l’or et, encore plus heureusement pour le bien de l’histoire, il est à Carcross en 1908. Aux deux occasions, il amasse auprès des participants de l’information sur les circonstances entourant la découverte. L’évènement de Carcross implique tous les membres amérindiens du groupe de Carmack, qui s’expriment en leur qualité de témoins oculaires. Ogilvie note ces témoignages et les commente dans une longue lettre destinée à son ami et défenseur de Henderson, Henry Woodside. Au sujet du refus de Henderson de vendre des provisions, il écrit : « Plusieurs lui ont reproché ce geste qu’on a qualifié de cruel, mais certains ont été d’accord avec lui. Je le connaissais très bien à l’époque et pensais qu’il était inutilement dur avec les Indiens. J’avais oublié cela jusqu’à ce que l’histoire de Jim me le ramène en mémoire ». À propos de la justification qu’ont donnée Jim et Charlie pour ne pas avoir informé Henderson de leur découverte, Ogilvie écrit : « Ils ne l’ont pas fait en partie à cause de la façon dont Henderson traitait les Indiens, et peut-être que sa façon d’agir était une manière de leur dire de partir, du moins c’est ainsi qu’on l’a perçue à l’époque ».

Découverte

On a beaucoup écrit au sujet de la découverte épique, particulièrement à la suite de son centième anniversaire, qui a eu lieu récemment. La liste grandissante des publications traitant de la ruée vers l’or compte un nombre stupéfiant d’ouvrages et, bien que les détails diffèrent d’un ouvrage à l’autre, les faits essentiels demeurent les mêmes. Henderson s’était établi dans la région et avait invité George Carmack à y tenter sa chance. Carmack, Jim et Charlie rendent visite à Henderson sur sa concession sur Gold Bottom, mais y trouvent des résultats moins encourageants que sur le ruisseau Rabbit, qu’ils avaient prospecté alors qu’ils se rendaient au campement de Henderson. Le groupe retourne vers ce ruisseau, bientôt connu du reste du monde sous le nom de Bonanza. Le trésor secret du Klondike est alors découvert.

Inconscient de l’effervescence et de l’activité qui ont cours juste de l’autre côté de la crête près de l’endroit où il prospecte sur le ruisseau Gold Bottom, Henderson continue de travailler sur sa concession qu’il n’a pas encore enregistrée, amassant assez d’or pour acheter ses provisions hivernales. Ce n’est que plusieurs semaines après qu’il sera mis au courant de la grande découverte, alors que des retardataires à la recherche de concessions disponibles sur d’autres ruisseaux l’informent que plus de deux cent concessions ont déjà été jalonnées sur les ruisseaux Bonanza et Eldorado. Il maudit Carmack lorsqu’il apprend l’endroit et le découvreur. Sa malchance continue lorsque le ruisseau sur lequel il travaille, et dont il revendique la découverte, est jalonné, nommé et enregistré par Andrew Hunker. Charles Constantine, inspecteur de la Police à cheval du Nord-Ouest et registraire minier par intérim, apprend à Henderson que cette concession de la découverte n’est pas valide à cause de la concession préexistante de Hunker. Le registraire minier considère que les deux ruisseaux sont le même, ne permettant ainsi qu’à une seule double concession de découverte d’être enregistrée, et celle-ci a déjà été attribuée à Andrew Hunker. Henderson apprend également que ses revendications additionnelles, soit la concession de la découverte sur le ruisseau Bear et la concession régulière sur le ruisseau Hunker, ne sont pas recevables puisque les nouvelles lois concernant les exploitations minières ne donnent droit qu’à une seule concession par district minier et, étant donné les découvertes de Carmack et de Hunker, aucune autre ne pouvait être accordée. Le Klondike a été déclaré district minier, alors Henderson doit choisir quelle concession il désire conserver. Il choisit la concession sur le ruisseau Hunker. Ces évènements allaient s’avérer d’une importance capitale dans la future demande de compensation de Henderson.

Au cours des mois suivants, Henderson est affligé par des infections répétitives aux jambes et il subit une opération pour soulager la douleur. Les trois mois alloués pour effectuer les travaux minimums exigés par la loi afin de conserver les droits sur une concession tirent à leur fin. Il doit trouver un moyen de satisfaire ces exigences, sinon il perdra son unique propriété au Klondike. Sa santé ne lui permet pas d’effectuer les travaux et il n’a pas les fonds nécessaires pour engager quelqu’un d’autre. Le registraire minier refuse de lui accorder un délai supplémentaire. Il est contraint de vendre sa concession sur le ruisseau Hunker pour la somme de 3 000 $ afin de couvrir ses frais médicaux et ses autres dépenses. Mais sa malchance ne s’arrête pas là. Il ne lui reste que peu d’argent; les mineurs de Dawson apprennent sa situation critique et un évènement bénéfice est organisé pour lui venir en aide. Les feuillets distribués annoncent un évènement visant à aider le « découvreur du Klondike ». Avec sa part des recettes, il prend un vapeur vers Seattle en octobre 1898, la première étape du trajet pour rejoindre sa famille. Au cours du voyage, le reste de son argent est volé. Il est tellement démoralisé par cette dernière série d’échecs qu’en arrivant à Seattle, il prend son badge du Yukon Order of Pioneers et l’épingle sur Tappan Adney en disant : « Garde-le. Je vais le perdre lui aussi. Je ne suis pas fait pour vivre parmi les hommes civilisés. » Fait étonnant, il n’abandonne pas sa quête d’or. En septembre 1899, il est de retour au Yukon et repart à la recherche du gros gisement qui lui a échappé.

Premières tentatives pour obtenir compensation et reconnaissance

Henderson a affronté la privation, la maladie, les blessures et, à son avis, la trahison, mais il est déterminé à récupérer la fortune qui lui a été refusée. Il retourne au Yukon pour demander une compensation auprès des autorités territoriales et fédérales. Sa requête ne s’appuie pas sur le fait qu’il a été le premier à découvrir de l’or au Klondike, mais plutôt sur le fait que la décision du registraire minier de lui refuser ses concessions de découverte sur deux ruisseaux et sa concession régulière sur un troisième était injustifiée. Les membres de la famille Henderson entreprennent de solliciter l’aide de leurs représentants politiques. M. A. C. Bell, député de Pictou, en Nouvelle-Écosse, fait une demande de renseignements au nom de Henderson auprès du ministre de l’Intérieur en mai 1898. Il demande à voir tous les registres du Ministère se rapportant aux concessions de Henderson. L’honorable D.C. Fraser, député de Guysborough, en Nouvelle-Écosse, écrit lui aussi au Ministère. Le sous-ministre Smart, dans sa réponse datée du 2 juin 1899, déclare qu’aucune concession n’a été enregistrée en 1896. Il suggère qu’il existe peut-être de la documentation à Dawson. Il est évident que Henderson doit diriger ses efforts ailleurs.

À la suggestion d’un ami commun, Henderson est présenté à Henry J. Woodside, rédacteur en chef du journal Yukon Sun, peu après son retour à Dawson City. Les deux hommes se lient immédiatement d’amitié et, de plus, chacun voit dans l’autre des qualités dont il a désespérément besoin. Pour Henderson, Woodside incarne le puissant défenseur dont il a besoin pour faire avancer son cas avec vigueur et efficacité. Woodside, de son côté, voit en Henderson l’histoire parfaite : un honnête héros canadien traité injustement par une bureaucratie rigide. Avec Woodside à la barre, le mouvement pour obtenir réparation devient une véritable force de nature politique. Woodside, qui a de bonnes relations à Dawson et à Ottawa, fait preuve de créativité dans ses activités de lobbying et, surtout, il sympathise avec la cause de Henderson. Il est totalement conscient qu’une bonne partie de la communauté minière canadienne ressent la même chose. Les deux hommes reconnaissent rapidement la symbiose qui existe entre eux et en profitent.

Woodside, qui naît et grandit en Ontario, déménage au Manitoba à l’âge de vingt-deux ans où il met sur pied une série d’entreprises, dont une bijouterie, un journal et un bureau d’assurances générales. En plus de ces activités, il reste tout au long de sa vie en contact avec la milice : il sert dans l’armée lors de la Rébellion du Nord-Ouest, prend part à la Guerre d’Afrique du Sud et se blesse lors de la Première Guerre mondiale. Sa connaissance des journaux et de l’armée lui permet de décrocher un poste de photographe et de correspondant pour le Toronto Globe. Il arrive au Yukon lorsqu’il est engagé pour couvrir le parcours de la Troupe de campagne du Yukon vers les champs aurifères du Klondike. C’est un homme grand, robuste et athlétique qui admire ces mêmes caractéristiques chez les autres. Sans aucun doute, il perçoit chez Henderson un reflet de son propre esprit aventurier et de celui de son père qui avait déjà cherché de l’or dans le district de Caribou en Colombie-Britannique. Woodside et Henderson partagent aussi d’autres caractéristiques : ils n’ont qu’un an de différence et sont tous deux des amoureux de la nature. Leur association constitue une parfaite adéquation entre leurs talents et leur personnalité.

En 1900, avec la parution de son livre, The Klondike Stampede, l’auteur Tappan Adney lance un premier appel public au gouvernement canadien, indiquant aux autorités fédérales qu’elles devraient reconnaître les épreuves et la malchance qu’a subies Robert Henderson. Adney va plus loin en admettant que les efforts de Henderson ont été « la cause et le moyen directs grâce auxquels la découverte a pu être faite ». Il soutient que « ce serait certainement un geste élégant de sa part [le ministre de l’Intérieur] que de faire quelque chose pour cet homme, qui ne s’abaisserait pas à quémander et à qui il serait insultant d’offrir une pension tant qu’il est capable de marcher, de creuser et de chercher. Le Canada ne doit rien de moins à Henderson que ce que la Californie doit à Marshall, le découvreur de l’or à Sutter’s Mill ».

La compensation devient le point central d’une campagne publique bien orchestrée lancée par Woodside. Au cours de l’automne et de l’hiver de 1900-01, Henderson et Woodside se rencontrent régulièrement, ce dernier amassant des faits pour les nombreux articles de journaux et de magazines qu’il s’apprête à publier. Le but est clair, mais les motivations de Woodside sont moins transparentes. Il soutient toujours que ses gestes sont altruistes, que son but est de voir à ce que justice soit rendue et l’histoire corrigée. Quelques années plus tard, il déclare cependant que tout ce que Henderson lui a versé est une somme de 175 $, argent qui a servi à couvrir les frais encourus lors de la campagne de « reconnaissance ». « Henderson n’a jamais été un homme fortuné. En effet, Woodside l’engage en tant qu’employé temporaire au recensement et, à un autre moment, il le commandite pour un voyage de prospection ». Toutefois, Woodside ne pouvait être sans savoir que l’arrangement pouvait atteindre des centaines de milliers de dollars, voire plus. C’est peut-être cette possibilité qui le pousse à proposer et à obtenir une procuration au nom de Henderson en avril 1901. Ce facteur revêt encore plus d’importance lorsque Woodside est forcé de démissionner de son poste de rédacteur en chef du Sun au début de février 1901. Par la suite, il se lance dans cette campagne en partie pour meubler son temps, en partie par sincère intérêt et, sans aucun doute, avec l’idée d’obtenir une partie du règlement compensatoire en contrepartie de ses propres efforts.

Woodside fait campagne avec beaucoup de vigueur. Il envoie au Gouverneur général Lord Minto, au premier ministre Wilfrid Laurier, au ministre de l’Intérieur Clifford Sifton et à d’autres politiciens influents des lettres dans lesquelles il explique la nature de l’affaire Henderson. Avec l’aide du Commissaire William Ogilvie, les faits entourant l’histoire de Henderson sont exposés à Clifford Sifton. Dans sa lettre, il décrit les circonstances entourant la découverte et décrit Henderson comme « le premier homme blanc à prospecter de façon approfondie et méthodique les eaux des rivières Indian et Klondike ». Il écrit un long article intitulé « Le découvreur du Klondike » en partie pour soutenir la demande d’indemnisation, mais également pour contrer l’offensive menée par les journaux américains de la côte ouest. Ces journaux se sont ralliés pour attribuer le mérite à leur propre héros, George Carmack, qui est à leur avis le véritable découvreur du Klondike. Woodside utilise d’autres tactiques, comme faire circuler une pétition appuyant Henderson, qui sera signée par vingt éminents citoyens de Dawson, dont William Ogilvie, Commissaire du Yukon, Big Alex McDonald, l’hon. J. H. Ross, le successeur d’Ogilvie à titre de Commissaire et futur député du Yukon. Il amasse également une douzaine de déclarations écrites sous serment d’individus qui se trouvaient au Klondike lorsque la découverte a été faite. Celles-ci deviennent des armes redoutables lorsqu’elles sont jumelées à la « campagne d’agitation » organisée par Woodside.

Une dimension du message de propagande émis par Woodside est son vif désir de renforcer le contrôle du Canada sur le Territoire du Yukon. Rappelons qu’il est venu dans cette région en compagnie d’une unité militaire déployée par le gouvernement canadien qui craignait pour l’intégrité de ce territoire peuplé à 80 pour cent par des Américains. La véritable bataille entre les deux nationalismes en compétition se joue dans la querelle entourant le symbolique trophée de la « découverte ». Quelle que soit la nationalité du découvreur, le trophée demeure du côté canadien de la frontière. Toutefois, Woodside croit ardemment que de donner le mérite à un Canadien stimulerait le moral de la nation qui en avait grand besoin et solidifierait la résolution de protéger les droits du Canada sur le Territoire du Yukon. Comme la décision concernant la frontière entre l’Alaska et le Canada allait bientôt le prouver, il y avait de bonnes raisons de soupçonner les Américains d’avoir des ambitions de conquête territoriale. Il suffit de lire les exemples de chauvinisme britannique dont regorgent de nombreux journaux américains de l’époque pour deviner combien l’agressivité montait chez les citoyens des États-Unis. Par exemple, le New York Sun publie un éditorial en 1897, peu après que la nouvelle de la découverte au Klondike ait commencé à circuler et qu’il y ait confirmation que l’or se trouvait du côté canadien de la frontière. Le rédacteur en chef dénonce les droits d’exploitation canadiens perçus sur l’or du Klondike, déclarant qu’une telle action était en fait un pillage organisé contre les mineurs américains, et que tout cela était aggravé par le soutien d’une monarchie européenne. L’éditorial continue en proposant l’annexion du Canada, plaidant « qu’il est plus qu’évident que lorsque les États-Unis voudront vraiment le Canada, le Canada appartiendra aux États-Unis ».

Malgré tous les efforts de Henry Woodside et l’aide de William Ogilvie, Commissaire du Territoire du Yukon, le ministère de l’Intérieur ne déroge pas de sa position initiale sur la question de la compensation. P.G. Keyes, secrétaire du ministère de l’Intérieur, écrit à Woodside en juillet 1901, expliquant « qu’aucune entorse ne peut être faite à la décision déjà prise à ce sujet ». En réponse à une lettre précédente du Commissaire Ogilvie, Keyes énonce explicitement ses raisons pour lesquelles aucun changement ne sera apporté à l’arrêté original et pourquoi aucune compensation n’est possible :

J’accuse réception de votre lettre du 26 mars dernier, dossier 2348, par laquelle était soumise une demande de quatre concessions de placers miniers en compensation pour une perte prétendument subie par le requérant qui n’aurait pas tiré suffisamment de bénéfices de la découverte qu’il a faite dans les districts des rivières Klondike et Indian. À cela, je vous répondrai que nous avons longuement réfléchi aux arguments exposés dans votre lettre, mais il ne semble pas que M. Henderson ait droit à quelque compensation que ce soit pour sa prétendue perte. Il n’y a rien dans sa demande ou dans votre rapport qui indique que l’insuffisance des avantages que M. Henderson déclare avoir obtenus à la suite de sa découverte est due à une erreur d’un agent du Ministère. Toute perte qui aurait pu être subie semble être le résultat direct d’une négligence de la part du requérant et si une compensation lui était accordée, cela ouvrirait la porte toute grande à d’autres personnes qui déposeraient des demandes de nature similaire.

Au printemps suivant, Woodside quitte le Yukon pour Halifax et joint les rangs du Second bataillon des fusiliers canadiens qui part pour la Guerre d’Afrique du Sud. Après son départ, Henderson doit continuer seul à se battre pour obtenir une compensation, avec peu d’espoir d’arriver à une conclusion satisfaisante. Le gouvernement fédéral semble fermement cantonné dans sa position et peu enclin à changer d’avis. L’absence de résultats pousse Henderson à remettre toute cette initiative en question. Maintenant, sans Woodside pour l’encourager, il ne voit plus l’issue des choses avec optimisme. Mais juste comme l’espoir commence à s’évanouir, Keyes écrit au Commissaire du Yukon, J.H. Ross, et lui annonce que la révision de la preuve a permis de révéler que la décision originale du registraire minier était incorrecte et propose « d’accorder à M. Henderson une rétribution conformément aux lois qui étaient en vigueur au moment où il a jalonné et enregistré ses concessions. Veuillez aviser le Ministère de la rétribution que vous croyez devoir être versée à M. Henderson pour la perte qu’il présume avoir subie. » Ce revirement de situation est inattendu et surprenant.

Qu’est-ce qui a soudainement causé ce changement dans l’opinion bureaucratique? Plus tard, dans une lettre qu’il écrit à l’honorable D.C. Fraser, qui avait continué son lobbying en faveur de Henderson à Ottawa, Keyes explique ce revirement de situation. Il précise que la décision d’accéder à la demande de Henderson est basée sur la réglementation en vigueur au moment où il a jalonné sa concession et tenté de l’enregistrer. Le gouvernement concède qu’il avait alors droit aux autres concessions qu’il avait dû abandonner lorsque Constantine l’avait forcé à choisir. À n’en pas douter, l’opinion publique et le lobby politique ont influencé les fonctionnaires du Ministère qui avaient le pouvoir de renverser la décision. La victoire semble alors à portée de main. Mais la victoire s’avère bientôt dérisoire. On accorde à Henderson 2 000 pieds des « placers miniers disponibles » qui, en réalité, étaient des terrains rejetés ou négligés par les autres prospecteurs ou dont le contenu le plus payant avait été extrait. En 1902, la majeure partie du Klondike est systématiquement exploitée à la main. L’extraction minière hydraulique vient supplanter les anciennes méthodes qui requerraient une main-d’œuvre nombreuse. L’ère du dragage commence à peine. Par conséquent, minces sont les chances de trouver des terrains riches intacts. Certaines propriétés ont été retournées au gouvernement, mais l’information les concernant est gardée dans un dossier secret auquel Henderson n’a pas accès. Tous les autres terrains disponibles ont été rejetés puisqu’ils n’ont pas de valeur. Au cours du printemps de 1903, Henderson présente différentes demandes pour revendiquer des propriétés qu’il pourrait réclamer. En juillet de cette même année, le Commissaire de l’or reçoit dix demandes de Henderson.

Malgré ses efforts répétés, Henderson est incapable d’obtenir un terrain disponible comme l’avait prescrit le décret. Avec le temps, sa frustration augmente et il décide de présenter sa cause directement à Ottawa, afin d’interpeller personnellement le gouvernement. Sa décision est peut-être soutenue ou orchestrée par Woodside, qui est revenu à Dawson City après son service militaire. En effet, dans une lettre à sa propre femme, Woodside décrit les trente et une lettres d’introduction qu’il a préparées pour Henderson afin qu’elles soient remises à « Lord Minto, Sir Wilfrid Laurier, aux membres du Cabinet, aux députés et aux journalistes ». Il réussit à obtenir le transport gratuit avec le Canadien Pacifique de Vancouver à Ottawa grâce à son contact avec le vice-président Whyte à Winnipeg. Woodside avance même 275 $ à son client, dont une somme de 150 $ qu’il a lui-même empruntée. Les résultats de ce lobbying personnel ne réussissent pas à faire changer d’idée les fonctionnaires du Ministère qui maintiennent leur position habituelle selon laquelle rien de plus ne peut être fait à moins que le Parlement ne l’ordonne. L’honorable James Ross, l’ancien Commissaire du Yukon et député du Yukon, fait davantage de lobbying pour suggérer un règlement d’une valeur de 25 000 $. Il laisse entendre qu’une contestation en cour risquerait de mener à un règlement bien plus élevé. Le ministre en prend note et autorise le dépôt d’une contre-offre qui consiste en un poste gouvernemental d’adjoint à l’ingénieur minier de Dawson avec un salaire de 200 $ par mois. Ironiquement, cette petite concession offrant un des postes de fonctionnaires territoriaux les moins bien rémunérés, totalisera un paiement d’environ 70 000 $ puisque Henderson occupera ce poste durant vingt-neuf ans. Il tente de gagner son salaire en aidant les membres de la Commission géologique du Canada lors de leurs travaux sur le terrain et en étant à la tête d’expéditions dans la région de Pelly et ailleurs. Ce revenu régulier permettra au moins à sa femme et à ses trois enfants de venir le rejoindre en 1904.

Henderson s’est battu bec et ongles pour obtenir des concessions de la part du gouvernement, mais lui et ses défenseurs croient toujours que la compensation est loin d’être celle qu’il mérite. De nouvelles demandes faites auprès de différents responsables n’apportent aucun gain supplémentaire. À l’automne de 1906, Woodside durcit le ton et suggère de faire monter les enchères. La nouvelle demande stipule que le salaire de 200 $ par mois soit garanti à vie, puis qu’il soit transférable à sa femme tant qu’elle sera en vie. Henderson est libre de continuer à prospecter et à jalonner des concessions comme un citoyen ordinaire. Ce dernier point est controversé puisqu’il est fonctionnaire, du moins en porte-t-il le titre, et ne peut donc enregistrer de concessions. Le Ministère lui concède la deuxième demande, mais ne donne pas son accord officiel à la première. En 1907, Henderson demande 2 000 pieds d’un terrain à exploitation hydraulique à l’intérieur de la concession n[[superscript]]o[[/]] 1 de la Klondike Government Concession, aussi connue sous le nom de Concession Anderson. D’autres demandes ont déjà été reçues pour cette même propriété et le statut du terrain est examiné d’un point de vue légal. À ce titre, le bureau du Commissaire de l’or remet à plus tard la demande de Henderson pour cette concession. Ce nouvel échec rend furieux Woodside qui envoie une lettre, dans laquelle il ne mâche pas ses mots, à W.W. Cory, secrétaire du ministère de l’Intérieur, le menaçant de poursuites judiciaires si le problème de la compensation n’obtient pas un règlement convenable immédiatement. Il cite en exemple d’autres ruées vers l’or où les gouvernements ont dû payer des centaines de milliers de dollars en compensation. En calculant la perte encourue par M. Henderson, il estime la valeur de l’or extrait de la concession Hunker à plus de 450 000 $. Les enchères se mettent à monter.

L’intensification des négociations entre Henderson et le gouvernement coïncident avec l’arrivée à Ottawa de Woodside, qui déménage là-bas afin de devenir le gérant de la Imperial Guarantee and Accident Company. Il se trouve dans une position stratégique pour lancer des assauts contre les ministres, les députés et les fonctionnaires gouvernementaux, ce qu’il fait avec énergie et plaisir. Il coordonne sa stratégie avec son allié de toujours, James Ross, maintenant membre du sénat. Dans une lettre du 7 novembre 1907 adressée à Ross, Woodside décrit sa récente rencontre avec l’honorable Frank Oliver. Il réitère son accusation à l’effet que le Ministère n’a pas réussi à s’occuper convenablement de la cause de Henderson, soulignant que les 2 000 pieds de terres gouvernementales qui lui ont été accordés « ne valait rien ». Il dit à Oliver qu’il se bat contre le gouvernement depuis sept ans et qu’il est prêt à continuer à le faire aussi longtemps afin d’assurer un règlement juste. Il révèle son plan de publier une brochure qui exposerait tous les faits dans cette affaire, puis de la distribuer à tous les députés de l’empire britannique. Cette menace s’avère fondée, car en 1908, il fait circuler une telle brochure. Bien que cette campagne intensifiée ne réussisse pas à atteindre ses objectifs principaux, il en résulte indirectement que le Commissaire de l’or se fait plus attentif et avise Henderson des propriétés prêtes à être jalonnées. En fait, au cours des neuf années suivantes, au moins treize lettres parviennent à Henderson qui lui décrivent les plus récentes propriétés disponibles. Aucune d’elles ne sera acceptée.

En 1922, les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur commencent à questionner l’utilité d’un homme de soixante-cinq ans au sein du personnel du Bureau de l’ingénieur minier. O.S. Finnie écrit à Ottawa pour encourager le bureau à proposer à Henderson de prendre sa retraite. Comme la relation unique établie par le Conseil privé avec le « découvreur » n’a pas été entièrement définie, le ministre hésite à provoquer une nouvelle controverse. Ainsi, Henderson demeure en poste. En 1923, toutefois, à la suite de pressions exercées par des membres de la communauté locale, Henderson demande congé pour aller à « l’extérieur », soi-disant pour recevoir des soins médicaux. Il n’a pas quitté le Territoire depuis 1904. Après quelque temps, la requête est acceptée et Henderson part pour l’Île de Vancouver. Il demande à George Black, député du Yukon, d’intercéder en sa faveur et fait une demande afin de pouvoir demeurer en Colombie-Britannique pour des raisons de santé.

Woodside se tient informé des activités de Henderson jusqu’à sa propre mort en 1929. Il ne perd jamais espoir qu’une forme de reconnaissance et une compensation financière seront offertes à Henderson à l’issue de la campagne qu’il a lui-même menée. En 1928, il mène la bataille visant à réfuter des lettres écrites dans le courrier des lecteurs par J.J. Walsh, un ardent défenseur de Carmack. La controverse éclate à la suite de plusieurs évènements célébrant l’anniversaire de la découverte ainsi que des enquêtes menées par la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Le [[italic]]Vancouver Province[[/italic]] publie alors une série d’articles et de lettres personnelles échangées entre les deux hommes qui est pratiquement une étude sur la destruction du mythe et la diffamation. Après que tous deux aient contesté et rejeté certains points historiques, leurs échanges deviennent aussi virulents que ceux de deux nations en guerre. À leur sens, ils se battent pour la vérité et l’exactitude historique ainsi que pour des nationalismes opposés. On ne fait pas de quartier. Ce débat public sème la confusion chez la plupart des lecteurs. Les défenseurs de Carmack et de Henderson s’empressent de supporter leur héros, d’autres ajoutent le nom de Skookum Jim à la liste des prétendants au titre de découvreur. Aucun gagnant n’émerge clairement.

Les historiens et Henderson

Les historiens ont débattu de la place de Robert Henderson parmi les figures légendaires de la ruée vers l’or du Klondike. Pour certains, il est le véritable découvreur, d’autres déclarent qu’il n’est qu’un pauvre raté, et pour d’autres il n’est qu’un prospecteur parmi tant d’autres pionniers. Le plus éminent chroniqueur de la découverte et de ses conséquences, Tappan Adney, donne tout le mérite à Henderson. Adney exprime une grande admiration et de la sympathie à l’égard de Henderson, à la fois dans son livre, [[italic]]The Klondike Stampede[[/italic]], et dans sa correspondance personnelle avec Henderson. Il laisse entendre que Carmack serait encore là à pêcher s’il n’avait pas été guidé par le véritable découvreur. William Ogilvie, arpenteur du Klondike et Commissaire du Yukon, donne le rôle de découvreur à Henderson dans son propre livre [[italic]]Early Days on the Yukon[[/italic]] (1913). Ces comptes rendus de première main sont plus tard appuyés par d’autres auteurs, comme le populaire historien Pierre Berton. Dans les années qui suivent la ruée vers l’or, plusieurs autres experts réfutent la demande de Henderson de se voir décerner le titre de découvreur. Michael Gates écrit que Henderson « ne mérite pas d’être reconnu comme le premier à avoir découvert de l’or dans les rivières Klondike ou Indian ». Il cite un bon nombre d’hommes qui ont trouvé de l’or dans la région bien avant 1896. La plupart des critiques de Henderson le traitent comme une figure mineure qui, à cause de remarques racistes, est passée à côté de la chance de faire fortune sur le ruisseau Bonanza.

Les historiens nationaux et Henderson

Le débat historiographique le plus intéressant a lieu parmi les historiens nationaux qui travaillent pour la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Les membres de cet organisme créé en 1919 ont la responsabilité d’interpréter, de commémorer et de préserver les sites qui ont une signification historique pour le pays. Le choix des bons mots à graver dans le bronze suscite parfois la controverse. C’est ce qui se passe lorsque la Commission tente de composer le texte expliquant les circonstances de la découverte du Klondike. Cinq plaques ont été commandées au cours des soixante-dix dernières années afin de commémorer la découverte et les découvreurs de l’or du Klondike. Plusieurs de ces tentatives ont soulevé une violente controverse. Il faut donner le mérite aux membres de la Commission et, plus tard, aux historiens de Parcs Canada pour avoir conservé beaucoup de documentation faisant la lumière sur les points de vue opposés. Une abondance de procès verbaux officiels, de lettres, d’ordres du jour et de premiers jets de textes pour les plaques ont été publiés grâce à une question en apparence toute innocente posée en 1925.

À l’hiver de 1925, le juge F.W. Howay, membre de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada, écrit au président de la Commission, J.B. Harkin, Commissaire de la division des parcs nationaux. Il propose une plaque commémorant la découverte de l’or dans le Klondike. Harkin admet ne pas en connaître les détails et demande à Howay d’amasser des preuves pour appuyer la décision de la Commission. Malgré les quelque trente années qui se sont écoulées depuis les évènements, il est évident que les avis et les sentiments des survivants, des témoins et des sympathisants sont demeurés aussi vifs. Howay évalue sur-le-champ le dilemme auquel la Commission fait face, déclarant que « quelles que soient les actions que nous poserons ou les décisions que nous prendrons, nous sommes certains d’être critiqués et d’être accusés d’avoir pris la mauvaise décision ». Par précaution, la Commission décide de mener une enquête en procédant à une étude de la littérature existante et en lançant un avis de recherche dans les journaux de la côte ouest pour trouver des témoins oculaires qui pourraient donner leur témoignage « portant sur la découverte, spécialement dans le but de déterminer à qui le mérite devrait être attribué ». C’est cette demande d’information qui déclenche un nouveau et vigoureux débat dans les journaux de Vancouver et de Seattle. La plupart des témoignages amassés démontrent l’influence de Woodside en faveur de Henderson et celle de J.J. Walsh en faveur de Carmack, même si d’autres participants à la ruée vers l’or donnent aussi leur opinion. Des copies de la documentation décrivant la compensation accordée à Henderson expose des preuves irréfutables, mais des arguments tout aussi puissants sont mis de l’avant par Mme Margarite Carmack, veuve de l’autre prétendant au titre, incluant la résolution adoptée par le Seattle Lodge Number 2, du Yukon Order of Pioneers, le 1[[superscript]]er[[/]] août 1921. Les membres déclarent que George Carmack est celui qui « a trouvé la combinaison ouvrant le cadenas du réfrigérateur du Canada ». En fait, Howay doit reconnaître que les écoliers de Dawson célèbrent le jour de la découverte le 17 août, date où la concession Bonanza est jalonnée. Howay hésite entre les deux positions chaque fois qu’il reçoit par la poste un nouvel argument. Finalement, il explique son dilemme à Harkin quant à ce qui devrait être proposé comme premier jet pour l’inscription :

Comme vous le savez, je fouille ce dossier depuis environ un an, et plus je fouille, plus je suis effrayé à l’idée de me lancer. La première chose que nous devons établir est ce que nous voulons dire exactement par la « découverte de l’or au Yukon ». Si nous prenons les mots au sens propre, nous devons remonter jusqu’aux années soixante. Bien entendu, ce n’est pas le sens qu’on donne généralement à ces mots. Mais lorsque nous référons aux jours qui ont précédé la grande ruée vers l’or, nous devons déterminer si par « découverte » nous entendons simplement la véritable première trouvaille et la diffusion de cette nouvelle à l’échelle mondiale. D’après ce que je comprends des deux parties qui s’opposent dans cette affaire, c’est ici que commence la bataille entre Robert Henderson et George Washingon Carmack. Et nous avons ces deux requérants et leurs sympathisants.

Howay décide de prendre son temps avant de rendre une décision.

Au fur et à mesure que le débat s’intensifie, il devient évident que la Commission est devant un problème impossible à résoudre. Howay opte finalement pour un compromis dont Mackenzie King aurait été fier. Il accorde le mérite aux deux hommes, évitant ainsi de s’aliéner l’un ou l’autre. Le concept original se raffine au fil des nombreuses ébauches et le texte final, adopté le 17 mai 1929, se lit comme suit :

Découverte d’or au Yukon
À la mémoire des indomptables prospecteurs et mineurs qui, bravant des dangers extrêmes et surmontant des épreuves indescriptibles, traversèrent les cols Chilkat et Chilkoot [sic] jusque dans les vallées encore inexplorées du Yukon, ouvrant ainsi la voie en 1896 à la découverte des riches champs aurifères desquels les noms de Robert Henderson et de George W. Carmack ne peuvent être dissociés.

La Commission mentionne Henderson en premier puisque, comme ils le reconnaissent, il a droit à plus de mérite pour la découverte. Après quatre ans de lutte, le texte est maintenant écrit, mais il faut compter deux autres années avant que la plaque soit installée devant l’immeuble administratif de Dawson. Robert Henderson meurt en 1933. Henry Woodside l’avait précédé en 1929. Il avait toujours été de plus en plus préoccupé par la compensation qu’il se croyait en droit de recevoir de la part du gouvernement fédéral, qui ne la lui a jamais versée. Woodside était plus intéressé à obtenir pour Henderson le statut de découvreur d’or. Après leur mort et la conclusion du débat entourant la plaque s’ensuit une période relativement tranquille jusqu’en 1959. Jusqu’au jour où le gouvernement fédéral et les citoyens de Dawson sont impatients d’accroître le prestige de la ville. Cette dernière attire de plus en plus de touristes, et les fonctionnaires du ministère des Affaires du Nord et des Ressources naturelles croient que de mettre davantage l’accent sur le passé ferait du tourisme une source majeure de revenus. On demande à la Commission des lieux et monuments historiques d’identifier le site original où l’or a été découvert à l’aide d’une plaque commémorative. Afin d’éviter de remettre la controverse à l’ordre du jour, la Commission adopte un ton plus neutre. Voici un extrait du texte : « Prévenus par le prospecteur chevronné Bob Henderson, George Carmack et ses compagnons de pêche Skookum Jim et Tagish Charlie, fouillèrent le gravier des ruisseaux de la région. Le 17 août 1896, ils découvrirent de l’or et jalonnèrent les quatre premières concessions. » Dans son discours d’ouverture de la cérémonie de dévoilement, l’honorable Walter Dinsdale, ministre des Affaires du Nord et des Ressources naturelles, résume les évènements ayant mené à la découverte dans le ruisseau Bonanza. Il fait attention de ne pas favoriser Carmack ou Henderson et choisit plutôt de dédier le cairn et la plaque à la mémoire de tous les prospecteurs qui ont « pavé le chemin jusque dans les étendues les plus éloignées de notre nation riche en minerai ».

Bien que la nouvelle plaque ne réussisse pas à soulever les passions autant que les anciens débats, elle sert tout de même de point de départ à plusieurs nouvelles controverses. La Commission demande à ce qu’un article soit préparé en prévision du soixante-quinzième anniversaire. Gordon Bennett, un historien de Parcs Canada, note une observation dans son rapport en 1971 qui démolit les notions précédentes reliées à la découverte. Il élimine le débat Henderson-Carmack en déclarant que Skookum Jim est le « véritable découvreur ». À son avis, la ruée vers l’or débute avec la découverte initiale sur le ruisseau Bonanza. Tappan Adney et William Ogilvie reconnaissent tous deux Jim comme le découvreur de Bonanza, mais ils attribueront ensuite le mérite à Henderson. Les sympathisants de Carmack ont tout simplement fermé les yeux sur le fait que Jim a été le premier à tirer de l’or du ruisseau Bonanza dans sa batée lorsqu’ils ont fait valoir leur cause. Le problème de la race est considéré comme la raison principale l’ayant relégué à un rôle de second plan. Cette position n’a rien de bien nouveau. Plusieurs personnes ont avancé que Skookum Jim est le véritable découvreur, mais leur proposition a été rejetée, sans doute parce que Jim était un autochtone.

« Ceci, bien sûr, est erroné, puisque l’or est découvert dans le Territoire bien avant que Henderson n’en entende parler, probablement même avant qu’il ne vienne au monde. Il est vrai que Henderson est officiellement reconnu comme le découvreur de l’or dans la rivière Klondike et il l’est sans doute, techniquement. Néanmoins, la grande découverte dans le ruisseau Bonanza qui électrise le monde entier et qui cause une des plus grandes ruées de l’histoire et la fondation du Yukon actuel, a été faite par MM. Carmack, Skookum Jim et Charlie le Tagish. À partir de mes connaissances personnelles sur la question et les parties concernées, si le mérite doit être attribué à quelqu’un, c’est à Skookum Jim. »

La Commission, après avoir analysé les recommandations de Bennett, approuve la révision et la correction de l’inscription sur la concession de Découverte. Le nouveau texte bilingue est approuvé par l’honorable Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Il se lit en partie comme suit : « Robert Henderson, Skookum Jim, Tagish Charlie et George Carmack sont intimement liés à la découverte de l’or dans le ruisseau Bonanza. Henderson fut le premier à explorer systématiquement le potentiel de la région, mais la découverte principale lui échappa. Le 17 août 1896, Jim découvrit de l’or et jalonna avec ses compagnons Charlie et Carmack les quatre premières concessions. » La nouvelle plaque révisée réussit à rehausser la notoriété de Skookum Jim tout en donnant, ironiquement, plus d’importance à Henderson.

Le 17 avril 1972, la une du Edmonton Journal titre en lettres rouges « Ottawa accusé de réécrire l’histoire du Klondike ». L’article de Steve Hume, un journaliste de Whitehorse, conteste la plaque qui a été proposée pour la concession de la découverte. Ce qui rend l’article digne de publication est le fait qu’une partie du texte de la plaque sera en français et que le texte lui-même « donnera tout le mérite de la découverte à… Skookum Jim ». La controverse s’intensifie lorsqu’un fonctionnaire fédéral de Whitehorse dont l’identité est inconnue s’objecte aux changements proposés puisqu’ils sont en contradiction avec l’interprétation en faveur de Henderson et déclare : « Je ne comprends pas pourquoi il est question de réinterpréter l’Histoire ». L’ancien ministre Walter Dinsdale se sert de l’article pour questionner le ministre alors en poste, Jean Chrétien, à la Chambre des communes : « Le ministre a-t-il réécrit l’histoire de la ruée vers l’or du Klondike, et sa nouvelle interprétation de l’Histoire sera-t-elle inscrite sur une plaque qui remplacera la plaque originale sur le site de la découverte, sur le ruisseau Bonanza? »

Le président de la Chambre des communes rejette la question et aucune réponse n’est enregistrée. L’opposition à la nouvelle plaque continue de grandir et d’autres historiens publics se prononcent. Les membres de la Commission des lieux et monuments historiques du Yukon remettent en question les découvertes de la Commission fédérale. Le directeur de Parcs Canada pour l’Ouest canadien désapprouve le rapport de Bennett et ses conclusions à l’effet que tout le mérite de la découverte revient entièrement à Jim. Il les juge basées sur des « recherches insuffisantes ». Il présente des articles supportant Henderson en tant que découvreur. D’autres s’insurgent contre ceux qui attribuent tout le mérite à Skookum Jim, dont Pierre Berton, Ione Christensen, vice-président de la Commission des lieux et monuments historiques du Yukon. Lewis Thomas, membre de la Commission fédérale des lieux et monuments historiques, tente de répliquer aux critiques, mais les dégâts sont déjà faits. Même si elle a reçu l’approbation de la Commission et du Ministre, la plaque est retirée, puis détruite en 1992. Ce texte sera finalement installé à la concession de la Découverte.

Le débat au sujet de la découverte reprend en 1994 avec le dépôt d’un document intitulé « Skookum Jim et Dawson Charlie (Keish et Kaa Goox) ». Écrit par l’historienne Hilary Russell de la Commission des lieux et monuments historiques, ce document porte l’intensité du débat à son point culminant. Elle continue la recherche effectuée par son collègue Gordon Bennett en insistant sur le rôle capital de Skookum Jim. Par la même occasion, Mme Russell condamne catégoriquement les actions menées au Klondike par l’ancienne Commission. Elle qualifie l’omission de Jim et Charlie de « totalement scandaleuse », déclare que les décisions de l’ancienne Commission étaient « eurocentriques » et que le caractère de Henderson était gouverné par un « racisme inexcusable ». De nouvelles sources basées sur la tradition orale amérindienne et des recherches anthropologiques décrivent les personnages sous un autre angle. Mme Russell recommande que Skookum Jim et, si possible, Dawson Charlie soient honorés puisque leurs efforts ont considérablement influencé l’histoire du Yukon et du Canada. Ce n’est pas seulement l’or, mais aussi la force physique et mentale qui valent à Jim cet honneur. Il est toutefois primordial que soit montrée l’influence qu’a eue l’évènement sur l’histoire selon un point de vue amérindien plutôt que selon celui de l’homme blanc. On propose la plaque et les textes sont provisoirement acceptés en 1996. La plaque, qui sera exposée à Carcross, là où a habité Skookum Jim, indique à quel clan il appartenait, sa découverte de l’or, ses autres exploits, sa spiritualité et son sentiment d’appartenance à la communauté. La plaque est révélée après que la communauté y ait ajouté sa contribution.

Aujourd’hui, une visite sur le site Web de Parcs Canada permet de découvrir un curieux mélange de textes portant sur les différents endroits de la région. Robert Henderson est décrit dans les mots d’Ogilvie comme le premier individu à avoir systématiquement prospecté et exploité certains ruisseaux du Klondike. Selon l’article sur la concession de la Découverte, Henderson a « prévenu » les autres, Skookum Jim reçoit le mérite pour avoir fait la découverte et c’est Carmack qui enregistre la concession de la Découverte. En dépit du débat entourant la découverte, Henderson a réussi à atteindre son but, ou plus précisément celui de Woodside, d’être reconnu, bien que ce soit d’une manière plutôt triste. On peut présumer que Henderson aurait préféré recevoir de l’argent.

Conclusion

Henderson s’est retrouvé malgré lui sous les projecteurs. Il avait naturellement tendance à rechercher l’anonymat, mais son image publique était le prix exigé par Woodside pour s’occuper de sa bataille livrée au gouvernement pour obtenir ses concessions. Il gagne la bataille lorsque le gouvernement fédéral admet que ses concessions lui ont été injustement refusées au début de la ruée vers l’or du Klondike. Toutefois, il est incapable d’obtenir un règlement approchant la valeur de l’or qu’il a perdu. Woodside a fait de son histoire un symbole de la guerre nationaliste qui avait lieu dans le Territoire du Yukon : Henderson, le Canadien moyen, contre Carmack, l’incarnation de ce qui existait de pire chez les Américains. Ce sujet qui sous-tendait la controverse entourant la découverte est une caractéristique importante des événements. Beaucoup plus tard, elle sera remplacée par le débat sur la race lors de la prise de décision finale visant à déterminer à qui revenait le mérite de la découverte. Toutes ces problématiques sont clairement définies dans les archives et suscitent l’intérêt même cent ans après l’évènement. Quant à la grande question de la cohabitation entre les races, elle n’a toujours pas trouvé de réponse.

Source: Doug Whyte, "Nouveaux points de vue sur le Klondike : Robert Henderson et sa quête pour être reconnu en tant que découvreur de l’or du Klondike ," The Northern Review 19 (1998): 181-203

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