Interprétation de Lyle Dick
Lyle Dick à Fort Conger, île d’Ellesmere, Nunavut, juillet 2010 (Photo : Joobah Attagutsiak)
Bio : Lyle Dick est spécialiste de l’histoire appliquée sur l’Arctique et l’histoire du Canada. Il a fait carrière pendant 35 ans chez Parcs Canada où il a notamment travaillé sur plusieurs projets de nature historique dans l’Ouest et le Nord canadien, dont la recherche des navires de Franklin. Il a fondé en 2012 Lyle Dick History and Heritage. Au cours de sa carrière, il a rédigé de nombreux articles pour des revues scientifiques et a été le directeur scientifique du site web sur le mystère Franklin. Il a reçu le prix Harold-Adams-Innis pour son livre Muskox Land qui a aussi été choisi comme meilleur ouvrage de langue anglaise en sciences humaines et sociales en 2003. Il a assumé la présidence de la Société historique du Canada entre 2011 et 2013. L’Université Brandon lui a décerné en 2014 un doctorat honorifique en droit pour « son influence et son inspiration auprès des étudiants et des professeurs dans les domaines de l’histoire du Canada, de l’histoire de l’éducation, des études environnementales et de l’anthropologie ».
Sur la base de votre expérience et de vos recherches, qu’est-ce que la découverte des épaves nous apprend sur ce qui est arrivé à l’expédition Franklin?
À plusieurs égards, la découverte des épaves de l’expédition Franklin à deux endroits différents, au large de la côte sud-ouest et au sud de l’île du Roi-Guillaume, ne fait qu’obscurcir le mystère Franklin plutôt que de nous rapprocher d’une solution. La découverte des épaves à ces endroits spécifiques du plancher océanique confirme certains éléments de preuves historiques, en particulier la tradition orale inuite quant à la présence d’un navire dans le golfe de la Reine-Maud, tout en ébranlant des hypothèses communément évoquées par des historiens et des étudiants sur cette expédition. Ces hypothèses incluent la manière dont les expéditions auraient procédé après l’enclavement des navires dans le détroit de Victoria de 1846 à 1848, la direction prise par les hommes de l’expédition après leur départ des navires en 1848 ainsi que les interactions manifestes qu’ils ont maintenues avec les deux navires par la suite.
La découverte des deux navires réfute totalement les raisons sous-jacentes aux recherches archéologiques contemporaines pour retrouver un navire de Franklin dans la prétendue zone de « recherche nordique », c’est-à-dire la région des détroits de Victoria et d’Alexandra où les chercheurs étaient convaincus de trouver un navire. Il faut d’ailleurs remonter aux rapports du Dr John Rae en 1854 pour retrouver la lointaine origine de ces convictions. John Rae avait alors rencontré un groupe d’Inuits en arrivant à la péninsule de Boothia cette année-là. Les Inuits lui avaient dit que, plusieurs années auparavant, ils avaient vu une quarantaine d’hommes européens tirant leurs traîneaux sur la glace le long de la rive ouest de l’île du Roi-Guillaume et se dirigeant vers le sud. Les Inuits ont par la suite trouvé des corps et des sépultures à l’embouchure de la rivière Back au sud sur le continent. Selon eux, cela prouvait qu’il s’agissait des mêmes hommes et qu’ils étaient morts entretemps.
Ce rapport rédigé par Rae sur sa rencontre avec des Inuits près de l’île du Roi-Guillaume a fait beaucoup plus que confirmer le destin des membres de l’expédition Franklin. Cela a fermement établi une interprétation selon laquelle ils ont effectué une retraite générale du nord au sud vers le continent arctique à partir de l’endroit où les navires étaient enclavés dans le détroit de Victoria. Cette interprétation a été plus ou moins acceptée jusqu’à la découverte du Terror dans la baie Terror en 2016. Elle avait été fortement renforcée par la célèbre note de l’expédition Franklin laissée par Crozier et Fitzjames à la pointe Victory sur la rive nord-ouest de l’île du Roi-Guillaume le 25 avril 1848. Ayant voyagé sur la glace à partir des navires enclavés dans le détroit de Victoria, ils y affirmaient leur intention de partir le lendemain vers le sud et la grande rivière à poissons [rivière Back] sur le continent arctique.
Au 20e siècle, l’interprétation d’une retraite généralisée vers le sud par voie terrestre a été renforcée par les travaux de Richard Cyriax qui a non seulement discouru abondamment sur cette interprétation dans son livre, Sir John Franklin’s Expedition, mais qui a aussi cartographié cette retraite qu’il a tracée des rives nord-ouest de l’île du Roi-Guillaume à des sites reliés à l’expédition Franklin sur le continent. Le commentaire qui accompagne sa carte non publiée à Bibliothèque et Archives Canada se lit comme suit : « L’itinéraire de marche de l’expédition Franklin vers la grande rivière à poissons ». Nous savons maintenant, grâce à la découverte des navires à leurs lieux de repos actuels, que ce récit est beaucoup plus compliqué.
Est-ce qu’il vous vient de nouvelles questions à l’esprit?
La première question découlant de ces découvertes est la suivante : pourquoi les épaves ont-elles été trouvées à ces endroits précis, c’est-à-dire, comment sont-elles arrivées là? Ces découvertes accréditent l’interprétation selon laquelle des membres d’équipage seraient retournés sur un ou sur les deux navires après les avoir quittés en avril 1848. C’est maintenant reconnu que la découverte de l’épave de l’Erebus dans la baie Wilmot et Crampton corrobore les témoignages oraux des Inuits qui avaient été recueillis par Charles Francis Hall dans les années 1860 et par les membres de l’expédition Schwatka en 1879 et 1880. Ces témoignages situaient l’épave dans cette région. Il faudrait aussi savoir si le navire a été piloté près du lieu où il se trouve actuellement, s’il a plutôt dérivé à cet endroit avant de sombrer ou s’il s’agit d’un mélange de deux hypothèses. Par contre, il est plus difficile de comprendre comment le HMS Terror s’est retrouvé dans la baie Terror. Compte tenu des modèles dominants de déplacement des glaces, il est peu probable que le navire ait dérivé jusqu’à l’endroit où il se trouve en ce moment.
L’épave du HMS Terror se trouve près du point qui marque la traversée terrestre la plus courte de la péninsule Graham-Gore entre le détroit de Victoria au nord et le golfe de la Reine-Maud au sud. Il est donc possible que les membres de l’expédition Franklin l’aient choisi comme point d’ancrage pour faciliter la traversée de la péninsule par des hommes et de l’équipement, possiblement dans les deux directions. Deux des plus grands sites de campement de l’expédition Franklin retrouvés par les chercheurs sont situés au « campement du navire » de la baie Erebus sur le côté nord de la péninsule et à un autre site près de la tête de la baie Terror. On a retrouvé à ces deux sites les restes de tentes, plusieurs squelettes et de nombreux artéfacts. Étant donné que la glace de mer est souvent obstruée et dangereuse dans la zone de cisaillement du détroit d’Alexandra à l’ouest, les traversées terrestres n’étaient probablement pas la meilleure route pour faire l’aller-retour de la baie Erebus. Des membres de l’expédition auraient-ils pu vouloir maintenir un lien avec les eaux du détroit de Victoria dans l’espoir de contacter un navire de secours? Nous ne le savons pas, mais nous espérons que les épaves recèleront des éléments de réponse.
Il y a une autre question, qui n’est pas récente mais qui a acquis une nouvelle crédibilité grâce à la découverte des navires. Il s’agit de l’affirmation faite par Lady Franklin et ses amis, affirmation souventes fois contestée, que l’expédition Franklin aurait découvert le passage du Nord-Ouest plusieurs années avant la traversée de Robert McClure au début des années 1850 et plus d’un demi-siècle avant la traversée réussie de Roald Amudsen au début des années 1900. La possibilité que quelques membres de l’expédition Franklin aient piloté les navires jusqu’au golfe de la Reine-Maud renforcerait l’argument selon lequel l’équipage de Franklin aurait réussi à se rendre dans des eaux traversées et cartographiées jusqu’à l’entrée occidentale du passage.
Quels sont les renseignements que vous aimeriez voir révéler par les fouilles archéologiques des épaves et par d’autres recherches?
La découverte des épaves fournit une occasion d’enrichir nos connaissances sur les diverses questions historiques liées à l’expédition Franklin. Plus spécifiquement, les navires et leurs contenus pourraient nous permettre de mieux comprendre les étapes de l’expédition, incluant le voyage, l’enclavement et spécialement les étapes subséquentes à l’abandon des navires dans le détroit de Victoria en avril 1848.
Il serait également passionnant de retrouver les carnets de bord ou d’autres documents manuscrits ou imprimés dans les cales d’un ou des deux navires. Le récit de Puhtoorak aux membres de l’expédition Schwatka au 19e siècle indique la présence de livres à bord de l’Erebus lorsqu’il a visité l’intérieur du navire à la fin des années 1840.
Que des documents écrits aient survécu ou non, les épaves bien préservées, les artéfacts et les champs de débris proches des épaves fournissent des occasions uniques de générer de nouvelles connaissances sur la Marine royale du 19e siècle, sur le travail et la vie quotidienne de ses équipages ainsi que sur la culture matérielle des divers grades. Plus spécifiquement, les ressources culturelles analysées dans ces études de cas permettront de documenter en détail les expéditions britanniques vers l’Arctique. Certains artéfacts ont été montrés récemment en Grande-Bretagne et au Canada et ce ne sont là qu’une infime partie des résultats obtenus par les fouilles archéologiques subaquatiques menées sur les épaves depuis trois ans. Le nombre d’artéfacts et d’éléments de preuve augmentera certainement au fil des prochaines années, ce qui devrait générer un nombre impressionnant de données sur l’expédition Franklin et ses nombreuses dimensions, toutes plus fascinantes les unes que les autres.