Relation du second voyage fait à la recherche d’un passage au nord-ouest (1844)

1835

9 janv.

Étant allé à terre dans la matinée, un de nos marins m’informa qu’il avait vu des hommes [étrangers] de l’observatoire. Je marchai sur-le-champ dans la direction qu’il m’indiqua, et je vis bientôt quatre Esquimaux près d’une petite montagne de glace, à peu de distance de la terre, et à environ un mille du vaisseau. Ils se retirèrent derrière la montagne dès qu’ils m’aperçurent; mais, comme je continuais à avancer, tous se montrèrent tout à coup, formant un corps de dix de front, sur trois de profondeur, et il y avait du côté de la terre un homme séparé des autres, et qui paraissait assis sur un traîneau. J’envoyai mon compagnon chercher le commandant Ross avec quelques hommes auxquels je fis donner ordre de se tenir à quelque distance de lui. Avançant alors seul jusqu’à une cinquantaine de toises [cent verges], je vis que chacun d’eux était armé d’une espèce de javeline et d’un couteau; mais je n’aperçus ni arcs ni flèches.

Sachant que lorsque des tribus différentes de ce peuple se rencontrent, elles se saluent en prononçant les mots Tima tima, je leur adressai la parole en leur propre langue, et ils me répondirent par une acclamation générale du même genre. L’homme qui était à l’écart, fut alors appelé, et il se plaça en tête de la ligne. Mes compagnons étant bientôt arrivés, nous avançâmes jusqu’à une trentaine de toises [soixante verges], et jetant par terre nos fusils, nous leur criâmes Aja, Tima sachant que c’était leur manière d’ouvrir une communication amicale. A l’instant, ils jetèrent en l’air de tous côtés leurs javelines et leurs couteaux, en répétant le cri Aja, et en étendant les bras, pour montrer qu’ils étaient aussi sans armes. Cependant comme ils ne changeaient pas de place, nous nous approchâmes d’eux, et nous embrassâmes successivement tous ceux qui étaient sur la première ligne, en passant la main sur leurs vêtements de haut en bas, démonstration d’amitié dont ils s’acquittèrent à leur tour envers nous. Tout cela parut leur faire grand plaisir; ils l’exprimèrent tous en riant, en criant, et en faisant des gestes étranges, et ils nous accordèrent sur-le-champ et sans hésiter, toute leur confiance.

L’expérience que le commandant Ross avait acquise dans ses précédents voyages nous fut alors de la plus grande utilité. Nous les informâmes que nous étions des Européens (Kablunae), et ils nous répondirent qu’ils étaient des Innuits [sic]. Leur nombre était de trente et un. Le plus âgé [nommé Illicta] avait soixante-cinq ans; il y en avait six de quarante à cinquante ans, vingt de vingt à quarante, et les quatre autres étaient plus jeunes. Deux d’entre eux étaient boiteux, et les deux autres les portaient sur des traîneaux, ainsi que le vieillard. L’un de ceux-ci avait perdu une jambe, en attaquant un ours, à ce que nous pûmes comprendre, et l’autre avait une dislocation ou quelque autre accident à la cuisse. Tous étaient bien vêtus, principalement en peaux de renne [chevreuil]; leur vêtement de dessus était doublé, et leur entourait le corps, tombant par devant du bas du menton jusqu’à mi-cuisse, et ayant par derrière un capuchon pour couvrir la tête. La partie de derrière atteignait le bas de la cuisse, et se terminait en pointe, à peu près comme l’habit d’un soldat autrefois. Les manches leur couvraient le bout des doigts. Des deux peaux qui composaient ce vêtement, celle de dessous avait le poil tourné du côté du corps, et celle de dessus était disposée en sens inverse. Ils avaient deux paires de bottes, le poil de chacune étant tourné en dedans, et ils portaient par-dessus des pantalons de peaux de renne [chevreuil], descendant très-bas sur les jambes. Quelques-uns d’entre eux avaient des souliers par-dessus leurs bottes, et des pantalons en peau de veau marin [phoque] au lieu de peau de chevreuil.

Avec cette immense quantité de vêtements, ils paraissaient plus grands et plus gros qu’ils ne l’étaient réellement. Tous portaient des javelines, qui ressemblaient assez à une canne, et qui avaient à un bout une boule de bois ou d’ivoire, et à l’autre une pointe en corne. Cependant en les examinant, nous vîmes qu’elles étaient formées de petits morceaux de bois et d’os d’animaux fort artistement joints ensemble. Les couteaux que nous leur vîmes d’abord, étaient d’os ou de bois de renne, sans pointe ni tranchant, et formaient une arme fort peu dangereuse; mais nous découvrîmes bientôt que chacun d’eux portait suspendu derrière le dos un couteau méritant mieux ce nom, qui était garni d’une pointe de fer, et dont plusieurs étaient même bordés de ce métal. Nous en vîmes un qui était formé de la lame d’un couteau fermant anglais, et qui avait encore la marque du coutelier. Elle avait été fixée dans un manche, de manière à en faire une espèce de poignard.

C’était une preuve que si cette tribu n’avait pas eu de communication directe avec les Européens, elle en avait du moins eu avec celles qui trafiquent avec eux. A la vérité le commandant Ross ne reconnut parmi eux aucune de ses anciennes connaissances, et il était évident qu’il leur était inconnu. Mais quand il leur nomma différentes places dans la baie de Repulse, ils le comprirent aussitôt, et étendirent le bras dans cette direction. Il comprit aussi qu’ils étaient venus du sud; qu’ils avaient aperçu le vaisseau la veille; que leurs huttes étaient à quelque distance vers le nord, et qu’ils ne les avaient quittées que dans la matinée.

N’ayant pu prévoir une pareille rencontre, nous n’avions sur nous aucun présent à leur faire, et nous envoyâmes un de nos hommes au vaisseau pour en rapporter trente et un morceaux de cercles de fer, afin de pouvoir faire un présent à chaque individu. Mais avant qu’il fût de retour, ils consentirent à nous accompagner à bord, et nous arrivâmes bientôt à notre mur de neige. Cette vue ne parut leur causer aucune surprise; et dans le fait, cet ouvrage ressemblait trop aux leurs pour leur en inspirer; et ni le vaisseau, ni la quantité de bois et de fer qu’ils avaient sous les yeux ne leur arrachèrent les signes d’étonnement que les mêmes objets avaient occasionnés aux tribus sauvages que nous avions trouvées en 1818 dans le nord de la baie de Baffin. Il était évident que même l’abondance de ces matériaux n’avait rien de surprenant pour eux.

Cependant le fer que nous leur donnâmes causa une joie universelle. Ils nous offrirent en retour leurs javelines et leurs couteaux, et ils parurent aussi satisfaits que surpris quand ils nous virent refuser de les accepter. Il était facile d’observer que leur extérieur était très-supérieur au nôtre, car ils étaient tout au moins aussi bien vêtus, et beaucoup mieux nourris. Leurs joues étaient rebondies, et couvertes d’autant d’incarnat qu’il pouvait s’en montrer sous une peau si basanée. Comme celle des autres tribus d’Esquimaux, leurs figures empreintes d’une expression de bonne humeur, formaient un ovale régulier. Ils avaient les yeux noirs et rapprochés l’un de l’autre, le nez petit et les cheveux noirs. Leur peau n’était pas aussi cuivrée que celle des autres Esquimaux que j’avais vus autrefois dans le nord. Ils semblaient aussi être plus propres; et, ce que je n’avais jamais vu, leurs cheveux étaient coupés courts et arrangés avec quelque soin.

Leurs vêtements étaient faits avec beaucoup de dextérité. Quelques-uns étaient ornés de franges faites avec des nerfs, ou de petits os attachés ensemble. Des peaux de gloutons, d’hermines et de veaux marins [phoques] gris, suspendues sur leur poitrine, semblaient aussi leur servir d’ornements. Leurs traîneaux étaient fort grossièrement fabriqués, les côtés en étaient composés d’os attachés ensemble et entourés d’une peau, et les traverses étaient les jambes de devant d’un chevreuil. L’un d’eux n’avait que deux pieds de longueur sur quatorze pouces de largeur; les autres avaient de trois à quatre pieds de longueur. La partie [de la peau] qui touchait à terre était recouverte de glace, ce qui en rendait le mouvement très-facile.

On fit entrer trois d’entre eux dans la cabane, et là ils donnèrent enfin assez de marques d’étonnement. Les gravures représentant des Esquimaux, jointes aux relations [choisies parmi celles] des voyages précédents, leur firent grand plaisir, car ils reconnurent sur-le-champ que c’étaient des portraits d’individus de leur nation. Les miroirs furent à l’ordinaire la principale source de surprise, mais cette surprise augmenta encore quand ils se virent dans notre plus grande glace. La lampe et les chandeliers ne les étonnèrent guère moins. Cependant ils ne montrèrent jamais le désir de se mettre en possession d’aucun des objets qu’ils voyaient; recevant seulement, avec des signes de reconnaissance auxquels on ne pouvait se méprendre, les choses qui leur étaient offertes. Nos viandes conservées ne leur plurent pas; cependant l’un deux, qui en mangea un morceau, parut le faire comme par obéissance, en disant que cela était fort bon. Mais, à force de questions, le commandant Ross lui fit avouer qu’il n’avait pas dit ce qu’il pensait, et ses compagnons, en ayant reçu la permission, jetèrent ce qu’il leur avait été donné. On offrit ensuite de l’huile au même homme; il la but avec un air de satisfaction, et dit qu’elle était réellement bonne.

[...]

Trois autres furent reçus ensuite dans la cabane de la même manière, tandis que les premiers amusaient leurs compagnons en leur faisant le récit de ce qu’ils avaient vu. Une course eut ensuite lieu entre l’un d’eux et un de nos hommes [officiers]; mais ils y mirent l’un et l’autre tant de politesse, qu’on ne put dire quel était le vainqueur. Un marin joua alors du violon; et ils se mirent à danser avec nos hommes, paraissant ainsi avoir plus de goût pour la musique que les voyageurs qui nous avaient précédés n’en avaient trouvé parmi les tribus de ce même peuple.

L’instant étant venu de nous séparer, nous leur proposâmes de les accompagner pendant une partie du chemin qui conduisait à leurs huttes, dont ils nous montrèrent la direction, en nous faisant entendre que leurs femmes, leurs enfants, leurs chiens et leurs traîneaux y étaient, et qu’ils y avaient des vivres en abondance. Chemin faisant nous trouvâmes sur la glace un trou de veau marin [phoque], et ils nous montrèrent comment ils se servaient de leur javeline, en l’agrandissant pour y placer une baguette de frêne ou de bouleau, et de quelle manière ils lançaient cette arme. Mais toutes nos questions ne purent nous apprendre ce qu’il nous importait le plus de savoir, c’est-à-dire, de quel côté se trouvait une mer libre. A la vérité ils nous montraient toujours le côté du nord; mais ne pouvant comprendre ce qu’ils nous disaient quand nous leur demandions ce qui se trouvait au sud et à l’ouest, nous fûmes obligés de remettre nos questions à un autre jour. Après avoir fait environ deux milles, nous traçâmes une marque sur la neige pour indiquer l’endroit où nous nous retrouverions le lendemain, leur faisant comprendre que nous irions voir leurs huttes; proposition qu’ils accueillirent avec la plus grande satisfaction. Nous nous séparâmes avec les mêmes cérémonies qui avalent accompagné notre rencontre.

Illustrations des sources (6)

À propos de ce document

  • Auteur: A.-J.-B. Defauconpret, traducteur du texte rédigé par John Ross
  • Publié par: Wouters et Co
  • Lieu: Bruxelles
  • Date: 1844
  • Page(s): 208-213
  • URL: https://archive.org/details/cihm_41571
  • Notes: Le titre complet est : Relation du second voyage fait à la recherche d’un passage au nord-ouest et de sa résidence dans les régions arctiques pendant les années 1829 à 1833 contenant le rapport du capitaine de la marine royale sir James Clark Ross [R.N., F.R.S., F.L.S., etc.] et les observations relatives à la découverte du Pôle Nord [pôle magnétique]. Ce document est une traduction produite en 1844 du texte original de James Clark Ross. Nous y avons inséré certains détails pertinents [entre crochets].
Sunken ship