Le rapport du Dr. Rae dans Household Words de Charles Dickens (1854)
Samedi 30 décembre 1854.
La communication que nous a fait parvenir le DR RAE au sujet de son rapport, commencé la semaine dernière, se poursuit et se termine comme suit :
Lorsque les Esquimaux veulent obtenir un objet, ils n’hésiteront pas à mentir, mais ils ne savent pas bien mentir; "ils ne savent pas mentir de la même façon qu’on dit la vérité", comme les hommes civilisés peuvent le faire. Leurs inventions sont idiotes et ridicules et il est si facile de les faire se contredire par un simple contre-interrogatoire que le mensonge est facilement découvert. Je pourrais donner de nombreux exemples, mais je m’en tiendrai à deux.
Lorsque sir John Richardson a descendu le McKenzie en 1848, de nombreux Esquimaux sont venus à notre rencontre dans leurs canots pour nous dire qu’il y avait des blancs qui vivaient depuis quelque temps sur une île vers laquelle ils pointaient; qu’ils y avaient vécu tout l’hiver et que nous devrions y aller pour les voir. Leur histoire était si incroyable que nous avons facilement et rapidement compris leur objectif. Ils voulaient qu’on se rende à terre pour avoir l’occasion de piller nos chaloupes, comme ils l’avaient fait avec celles de sir John Franklin; il faut se rappeler que les Esquimaux du McKenzie et ceux de l’ouest sont différents de tous ceux qui vivent à l’est. Les premiers, malgré les nombreux efforts de la Compagnie de la Baie d’Hudson pour établir la paix, sont constamment en guerre contre les Indiens louchoux et donc avec les "hommes blancs", car ils pensent que ces derniers sont alliés aux Louchoux puisqu’ils leur donnent des armes et des munitions.
Un autre exemple a généré un grand intérêt en Angleterre lorsque cela s’est produit. Un Esquimau a raconté au capitaine McClure qu’un homme blanc faisant partie d’un groupe avait été tué par un membre de sa tribu à pointe Warren. Que les hommes blancs y avaient bâti une maison mais que personne ne savait d’où ils venaient car ils n’avaient pas de bateau et qu’ils étaient partis vers l’intérieur. Lorsqu’on leur a demandé "quand cela est-il arrivé?", la réponse fut "peut-être l’année dernière ou quand j’étais enfant".
Comment quiconque peut faire confiance à un tel rapport, je ne peux le comprendre. Tout homme qui connaît le caractère autochtone aurait immédiatement reconnu ce récit pour ce qu’il était; à tout le moins c’est ce que sir John Richardson et moi avons fait – et c’est un expert en la matière. En effet, au cours de la conversation entre le capitaine ou le commandant McClure et les autochtones près du McKenzie, il semble avoir été complètement sous leur pouvoir. Rappelons les faits encore une fois.
Un chef lui dit que si les Esquimaux se rendent si loin à l’ouest pour faire de la traite, au lieu du McKenzie, c’est "parce qu’à cet endroit, l’homme blanc avait donné de l’eau très mauvaise à des Indiens, ce qui en a tué plusieurs et a rendu les autres fous (ivres) et qu’ils ne voulaient pas de cette eau. Il semble donc évident que la Compagnie perd annuellement plusieurs peaux de valeur qui se retrouvent au Colvill [sic] plutôt qu’au McKenzie".
Prenons quelques instants pour examiner ces affirmations. Il est bien connu que depuis la découverte du McKenzie, les spiritueux sont interdits aux autochtones dans le district. Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, les spiritueux et les vins servant de rations aux officiers ou aux hommes travaillant pour la Compagnie de la Baie d’Hudson ne peuvent pas transiter par le McKenzie en provenance du district voisin d’Athabasca afin que les autochtones ne puissent avoir l’occasion de dire que nous prenons pour nos besoins ce que nous ne voulons pas leur donner. Nous ne savons pas s’il y a des postes de traite russes sur le Colvill [sic] et je ne pense pas qu’il y en ait. La vraie raison pour laquelle les Esquimaux ne font pas de traite avec la CBH est qu’ils sont constamment en guerre avec les Louchoux. Il y a eu de nombreuses tentatives de réconciliation entre ces tribus, mais sans succès jusqu’à présent.
Le capitaine McClure nous dit que les Esquimaux l’ont informé "qu’ils n’avaient aucune communication avec qui que ce soit appartenant au Grand Fleuve (McKenzie)"; pourtant, étrangement, il confie aux autochtones de cette même tribu des dépêches dans lesquelles cette information est mentionnée et il se laisse bercer par l’espoir que sa ‘lettre arrivera à Compagnie de la Baie d’Hudson cette année’ (mille huit cent cinquante). Dans un autre cas, le capitaine McClure mentionne avoir donné un fusil et des munitions à un chef esquimau afin qu’il livre une dépêche à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Tout le monde sait que c’est toujours une mauvaise idée de payer d’avance, mais elle devient la pire des idées lorsqu’elle implique un sauvage que vous ne connaissez pas et sur qui vous n’avez aucun pouvoir. Si le paiement avait dépendu du résultat du service demandé, la dépêche aurait eu une chance de se rendre à destination.
J’ai eu quelques occasions d’étudier le caractère esquimau; d’après ce que j’ai vu, je les considère comme étant supérieurs à toutes les tribus d’hommes rouges en Amérique. Dans leurs relations familiales, ils montrent un exemple lumineux aux peuples les plus civilisés. Ce sont des fils et des filles obéissants, des frères et des sœurs attentionnés et des parents très affectueux. Ils comprennent si bien la première de ces qualités qu’une grande famille est perçue comme un signe de richesse par le père et la mère, car ces derniers savent très bien que leur progéniture prendra grand soin d’eux, qu’ils seront bien vêtus et nourris tant qu’un fragment de peau ou une bouchée de nourriture sera disponible, tant qu’il leur restera une étincelle de vie et, qu’à leur mort, leur corps sera placé de façon appropriée sur ou sous le sol selon les usages de la tribu.
Je ne suis pas le seul à partager cette haute opinion du caractère esquimau. Le personnel des établissements de la Compagnie de la Baie d’Hudson de fort George sur la côte est et de Churchill sur la côte ouest de la baie d’Hudson, là où vont les Esquimaux, partage cette même haute opinion. Les missionnaires moraviens de la côte du Labrador considèrent les Esquimaux comme étant honnêtes et dignes de confiance et ils les embauchent constamment et presque exclusivement comme domestiques. Le rapport des résidents des colonies danoises sur la côte ouest du Groenland n’est pas moins favorable; et bien que je n’aie pas reçu une autorisation spéciale pour dire ce qui suit, je crois que le capitaine Perring est du même avis. Au cours des deux hivers que j’ai passés à la baie de Repulse, j’étais avec des hommes qui, à divers moments de leurs vies, avaient été dans tous les territoires de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ces hommes m’ont assuré qu’ils n’avaient jamais vu des Indiens si convenables, serviables, discrets, disciplinés et amicaux que les Esquimaux.
Oh, quelqu’un pourrait dire, ils ont peut-être une raison de dire cela.
Mes hommes n’avaient "aucune raison". Je crois fermement, et je peux presque affirmer avec certitude qu’il n’y a eu aucun cas de rapports inappropriés entre mes hommes et les autochtones de la baie de Repulse au cours des deux saisons où j’y étais – ce qui est mieux, je soupçonne, que ce que la plupart des commandants ayant des groupes d’hommes dans la mer arctique peuvent honnêtement affirmer. Quelques cas (principalement des naufrages) sont rapportés pour montrer que le cannibalisme n’a pas été habituellement utilisé dans les cas de besoins extrêmes; que cela est l’exception, pas la règle. Pourtant, pas un des cas ne représente correctement la situation qu’a probablement vécue le groupe de sir John Franklin. Dans les cas auxquels j’ai fait allusion, les groupes ont manqué d’eau et de nourriture. Nous savons tous que lorsque quelqu’un souffre de deux sensations pénibles, mais douloureuses à divers degrés, la plus sévère des deux sensations présentes empêche la moindre d’être ressentie.
La soif cause une sensation plus douloureuse que la faim et, conséquemment, pendant que la première demeure inassouvie, les tiraillements de l’autre, s’ils sont ressentis, le sont très légèrement. Dans le cas du groupe de Franklin, leur soif pouvait être aisément assouvie et conséquemment les tiraillements provoqués par la faim auront été ressentis plus intensément. Même le précédent voyage de Franklin (dont des extraits du récit ont été largement partagés) n’est pas un parallèle. Dans ce cas, les malheureux avaient généralement quelque chose pour apaiser leur faim à quelques jours d’intervalle. Ils avaient des morceaux de vieux cuir, de la tripe de roche et une infusion de la plante de thé. Malheureusement, près de l’embouchure de la rivière à poissons de Back [rivière Back], aucune des plantes mentionnées n’existe, rien qu’un désert stérile avec à peine un brin d’herbe. On a beaucoup insisté sur le caractère moral et la discipline admirable des équipages de sir John Franklin. Je ne saurais dire quel était le niveau de discipline, mais selon les personnes qui connaissent la situation, leur conduite au dernier port britannique qu’ils ont visité ne méritait pas l’éloge grandiose qui leur a été fait dans Household Words. De plus, nous ne pouvons pas affirmer que, dans des cas extrêmes de privation, les hommes maintiendront l’état de subordination qui est généralement demandé, et encore plus spécifiquement pendant les périodes de danger et de difficultés.
Nous avons, je suis navré de le dire, de trop nombreux cas de mésententes et de divergences parmi les officiers ayant travaillé en Arctique. Il est bien connu dans les cercles de la marine que, dans le cas d’un vaisseau qui n’est pas encore revenu du nord, il y aura deux ou trois cas de comparutions en cour martiale dès son arrivée. Il serait complètement irraisonnable de trop se fier sur l’obéissance et la bonne conduite de marins comparativement peu éduqués lorsqu’ils sont exposés à une détresse extrême alors que leurs supérieurs, qui n’ont pas une telle excuse, se sont eux-mêmes oubliés sur un point d’une importance si cruciale. De plus, lorsqu’ils ont perdu leur navire et qu’ils ont mis pied à terre, les marins se considèrent généralement libérés de la discipline stricte qu’ils sont prêts à observer à bord.
Comme ces observations sont déjà beaucoup plus longues que prévu, je me retiendrai de mentionner, comme j’avais l’intention de le faire, un ou deux cas de personnes ayant reçu la même éducation que le marin généralement embauché et ayant été éduquées dans la religion chrétienne et qui, dans des cas de besoins extrêmes, ont eu recours à la "ressource ultime" comme moyen de se maintenir en vie.
Je suis bien au fait des difficultés que je dois surmonter en répondant à l’article "Les voyageurs perdus de l’Arctique". Il est évident que l’auteur de cet article est un écrivain très habile et expérimenté et qu’il utilise ces deux qualités à bon escient pour prouver ses idées. De plus, il adopte l’opinion populaire à ce sujet, ce qui est un bon point en sa faveur. À l’opposé, je n’ai que très peu de connaissances pratiques sur le sujet dont il est question et que quelques faits pour appuyer mes idées et mon opinion; je ne peux les mettre ensemble que dans une forme imparfaite et déconnectée ayant peu d’expérience en écriture et, comme plusieurs hommes qui ont eu une vie faite d’aventures et de vagabondages, je déteste écrire. Un homme peut rarement bien faire ce qui lui déplaît.
Que mes idées demeurent exactement les mêmes que lorsque j’ai écrit mon rapport à l’Amirauté peut être déduit de ce que je viens d’affirmer.
Que vingt ou vingt-cinq Esquimaux puissent, pendant deux mois, répéter la même histoire sans changer aucun détail et s’y tenir fermement en dépit de toutes sortes de contre-interrogatoires est pour moi la preuve la plus évidente que l’information qu’ils m’ont donnée était basée sur des faits.
Que les "hommes blancs" n’aient pas été tués par des autochtones, mais qu’ils soient morts de faim est aussi, selon moi, au-dessus de tout soupçon.
En conclusion, permettez-moi de dire que j’apprécie pleinement la manière aimable, courtoise et flatteuse de l’écrivain lorsqu’il mentionne mon nom au sujet des voyageurs perdus de l’Arctique.