John Rae à l’éditeur (1854)
A L’EDITEUR DU TIMES
Monsieur, - En lisant votre journal ce matin j’ai été profondément peiné, et très surpris, par certains commentaires contenus dans une lettre dont le signataire se présente comme le frère d’un des officiers du navire de Sa Majesté Terror, un des vaisseaux de la malheureuse expédition de sir John Franklin.
L’auteur, pour commencer, dit "que le Dr. Rae a commis une faute grave en ne vérifiant pas le rapport qu’il a reçu des Esquimaux et en publiant les détails de ce rapport sans d’abord les vérifier; il aurait dû garder un silence total et ne pas causer de telles souffrances à plusieurs personnes à partir de faits si incomplets."
Il n’aurait pas été difficile, je crois, de vérifier le rapport que j’ai rapporté au pays, mais il était impossible pour mon groupe de le faire sans passer un autre hiver à la baie de Repulse et sans faire un autre voyage sur la glace et la neige au printemps 1855. J’aurais pu le faire facilement, sans nous exposer à des privations que ceux habitués à travailler pour la Compagnie de la Baie d’Hudson savent endurer, mais une raison justifiait mon retour en Angleterre avec l’information que j’avais obtenue, une raison plus importante qu’un simple désir de confort personnel auquel je n’ai jamais accordé beaucoup d’attention. Je suis revenu de la baie de Repulse sans avoir terminé le levé afin de prévenir le sacrifice de vies dans une recherche inutile menée dans des régions des mers arctiques à des centaines de milles de la triste scène où la vie de tant d’hommes s’est terminée; et je suis heureux de dire que ma conduite a été approuvée par ceux dont je respecte l’opinion et avec qui je me suis entretenu sur le sujet.
Votre correspondant affirme que "là où les Esquimaux peuvent vivre et là où le groupe du Dr. Rae a trouvé des moyens abondants, qu’est-ce qui aurait pu empêcher sir John Franklin et son groupe de subsister?"
Personne à part quelqu’un qui ne connaît absolument rien à ce sujet ne pourrait poser une telle question.
A la saison où le groupe de sir John Franklin a été vu voyageant sur la glace, les trous de phoques sont recouverts de neige et ne peuvent être découverts que par le sens aiguisé des chiens autochtones; et après la découverte d’un trou de phoque, il faut énormément de patience, d’expérience et d’adresse pour tuer un phoque. Dès la fonte des neiges (disons en juin) les phoques se montrent sur la glace, mais ils sont si difficiles à approcher que pas un de mes hommes (à l’exception de l’interprète Ouligbuck) n’a réussi à s’en approcher suffisamment pour tuer un de ces animaux, bien qu’ils aient souvent tenté de le faire.
J’ai passé l’hiver dans une région de la côte arctique dont la remarquable formation géographique favorise l’abondance de chevreuils pendant la migration automnale, mais seulement à ce temps-là; et c’est à cette période que nous faisons nos provisions pour l’hiver; mais cela demeure très difficile même pour nous (qui sommes tous des chasseurs expérimentés, des hommes choisis et en pleine santé) d’en prendre suffisamment.
Il est bien connu que la partie du pays où le groupe de sir John Franklin a été vu est la région où, au printemps, il y a le moins de vie animale de toutes les rives arctiques.
[...]
Pour prouver la rareté du gibier, j’ajouterais que pendant mon voyage printanier de 56 jours nous n’avons abattu qu’un seul chevreuil et quelques perdrix.
Votre correspondant demande pourquoi "ces malheureux se seraient encombrés de fourchettes, de cuillères et de plateaux en argent, etc."
Le poids total des fourchettes et des cuillères en argent était au plus de 4 ou 5 livres et, une fois divisé entre 40 personnes, il serait bien léger; et tout officier qui a eu la malchance d’abandonner son navire ou sa chaloupe n’importe où, mais plus particulièrement dans la mer arctique, sait très bien à quel point des hommes sont prêts à s’encombrer d’articles beaucoup moins utiles et plus volumineux que quelques fourchettes et cuillères.
Je présume que par "plateaux d’argent" votre correspondant fait allusion au plateau d’argent avec le nom de sir John Franklin gravé dessus et qui pesait peut-être une demi-once – un bien mince ajout à la charge d’un homme.
De nouveau, votre correspondant dit "que les navires ont été abandonnés et pillés par les Esquimaux". À cet effet je suis parfaitement d’accord avec le fait que les navires aient été abandonnés, mais pas qu’ils aient été pillés par les autochtones. Si cela avait été le cas, ces pauvres gens auraient été en possession de beaucoup plus de bois. Ce n’était pas le cas et ils avaient dû se résoudre à utiliser des peaux de bœufs musqués repliées et gelées ensemble pour fabriquer leurs traîneaux, une alternative à laquelle ils se seront seulement résolus à cause du manque de bois. Une autre preuve que les autochtones avaient peu de bois peut être fournie.
Avant de quitter la baie de Repulse, j’ai regroupé quelques vieux Esquimaux parmi les plus respectables et je leur ai distribué tout le bois dont nous pouvions nous passer, au total deux ou trois rames et quelques poteaux brisés. Lorsque ces choses ont été livrées j’ai dit à l’interprète esquimau, qui parle couramment sa langue et l’anglais, de leur demander qui, entre eux et leurs connaissances près de la baie de Pelly, possédait le plus de bois. Ils se sont immédiatement mis à crier, en levant les mains, que c’étaient eux qui en avaient le plus. J’ai à peine besoin d’ajouter que si les Esquimaux avaient pillé les navires, ils auraient obtenu des provisions de bois suffisantes pour plusieurs années pour tous les autochtones dans un rayon de plusieurs centaines de milles.
Il serait bon ici d’affirmer, à titre d’information pour votre correspondant et pour les autres, que les autorités de l’hon. Compagnie de la Baie d’Hudson m’ont permis, avec une grande amabilité, de consacrer tout mon temps, et cela aussi longtemps que nécessaire, à répondre aux questions, lorsqu’il m’est possible de le faire, et de répondre aux communications des familles et des amis du groupe perdu depuis si longtemps plutôt que de terminer ma carte et de rédiger le rapport de mon expédition.
Vos lecteurs seront être intéressés d’apprendre que deux expéditions par voie de terre ont été mises sur pied; la première, en chaloupes, descendra le fleuve Mackenzie à la recherche du capitaine Collinson dont on craint maintenant pour la sécurité; la seconde, en canots, descendra la rivière à poissons de Back [rivière Back] pour chercher des renseignements additionnels sur le sort des équipages de sir J. Franklin et pour chercher à obtenir plus de reliques; et, si des dépouilles mortelles sont retrouvées, pour les enterrer convenablement.
A environ midi vendredi il a été convenu par les Lords Commissaires de l’Amirauté et le capitaine Shepherd, gouverneur adjoint de la Compagnie de la Baie d’Hudson, que ces expéditions devraient être laissées entièrement entre les mains de la Compagnie de la Baie d’Hudson et le soir même le gouverneur adjoint a posté des lettres à sir George Simpson, le gouverneur territorial, contenant tous les détails quant aux objectifs et aux modes de fonctionnement de ces expéditions.
J’espère que si un autre membre d’une des familles des navigateurs perdus veut à l’avenir faire des commentaires sévères sur la façon dont j’ai agi alors que je me trouvais dans une position très complexe, il me fera l’honneur de communiquer avec moi en premier lieu et, si je ne peux répondre de façon satisfaisante à ses doutes, il sera alors bien temps de porter son opinion à la connaissance du public – cela serait plus juste et satisfaisant.
En conclusion, permettez-moi de faire un commentaire à l’effet que je n’arrive absolument pas à découvrir ce que votre correspondant aurait voulu que je fasse. J’ai expliqué la raison de mon retour; s’il peut en offrir une qui soit aussi bonne ou meilleure qui expliquerait pourquoi je serais resté une autre année, je serais très heureux de l’apprendre, soit par une lettre qui me serait adressée ou par votre journal.
Je demeure, monsieur,
votre humble serviteur
JOHN RAE
Hôtel Tavistock, Covent-garden, 30 oct.