Starvation Cove de von Payer (1884)
Dépêche de Paris au London Times, 29 janv.
J’ai vu aujourd’hui – avant son envoi à Vienne où il sera exposé – le magnifique tableau de Julius von Payer, un souvenir si glorieux, bien que douloureux, pour l’Angleterre. Ce tableau est le dernier de quatre œuvres dans lesquelles von Payer illustre l’expédition de sir John Franklin. Ils représentent la mort de Franklin, l’abandon des navires, les prières du dimanche dans la neige et, le dernier, "Starvation Cove". Le tableau que je viens tout juste de voir dépeint la mort de huit survivants de l’expédition en face de la baie des Esquimaux, à cinq lieues d’où ils auraient pu être sauvés. L’intérêt réside dans le fait que l’artiste est un homme qui a lui-même fait une expédition similaire à celle de Franklin et de ses compagnons, qui a aussi vécu dans les régions polaires, qui a expérimenté les privations les plus terribles dans ces terres fermées par les glaces et qui, après toutes ces expériences, après avoir observé et étudié les paysages, retourne à la civilisation et se consacre à dépeindre, dans un tableau d’un réalisme saisissant et touchant, la façon dont les derniers membres de l’expédition Franklin se sont préparés à la mort.
Je n’ai nul besoin de retracer la carrière de von Payer. Le public anglais se souvient encore qu’au retour des deux expéditions austro-hongroises de 1870 et de 1874 il s’est rendu en Angleterre à l’invitation de la Royal Geographical Society et que son récit de l’expédition a généré un intérêt immense. Il s’est ensuite mis au travail pour recueillir le matériel et les détails pour ses tableaux. Il a rencontré la vénérable lady Franklin, la fiancée du cap. Crozier, la plupart des chefs des expéditions subséquentes, les dirigeants de l’Amirauté et, en résumé, tout le monde qui pouvait lui fournir les détails de l’expédition. On dit même que s’étant rendu chez l’amiral Watson à Chatham pour examiner de vieux vaisseaux du type Erebus et Terror, il a été invité à déjeuner sur un des vieux navires qu’il avait visités; et, pendant le repas, alors qu’il demandait des détails sur la moquette de la cabine de Franklin à bord de l’Erebus, lady Watson s’est levée et a coupé un morceau du tapis de la salle à dîner qu’elle lui a remis en disant qu’il était exactement du même motif. Tous les moyens ont en effet été mis à sa disposition. On lui a montré les modèles des instruments scientifiques, des uniformes des équipages et des portraits des principaux membres de l’expédition. Il avait auparavant étudié pendant deux ans avec le prof. Alexander Wagner à Munich. Ainsi préparé, il s’est mis au travail et en 12 mois il a produit "Starvation Cove."
Le tableau mesure environ 12 pieds par 14 pieds et présente en grandeur nature sept des derniers survivants de l’expédition morts dans leur chaloupe. Un huitième, le cap. Crozier, est toujours en vie. L’éclairage de la lune augmente l’effet de la solitude terrible qui règne sur la scène. Le sol recouvert de neige dure et rugueuse est parsemé de glace d’une teinte verdâtre. À la gauche, vers la baie de Guillaume, brille une grande étendue de glace. Sur la droite se trouve la tête d’un ours polaire qui regarde l’amas de corps alors que deux autres ours sont au loin. La chaloupe est inclinée à une extrémité et est vue sur toute sa longueur. Le cap. Crozier, tête nue, son capuchon tombant sur ses épaules, le visage anxieux mais résolu, mousquet en main, penché vers l’avant dans la chaloupe, regarde fixement l’ours contre qui il tentera de se défendre. Mais, hélas, vous sentez que la main engourdie faiblira et vous comprenez la tranquillité de l’ours qui contemple les corps morts étendus sous ses yeux.
Presque aux pieds de Crozier, le corps d’un homme sur le dos, les mains crispées, un bandeau sur les yeux, montre par sa position qu’il est mort dans une terrible agonie. Près de lui, à plat ventre, gît le Dr. Stanley, tenant dans ses mains gelées le livre de prières duquel il a lu quelques passages lorsque ses compagnons d’infortune agonisaient près de lui. A la gauche, à quelques verges de la chaloupe, ses jambes cachées par la neige et dormant de son dernier sommeil, gît un homme qui a tenté de sauver la boîte contenant les précieux documents, aujourd’hui perdus à la science et à l’humanité. Le corps a fait fondre la neige et tout autour la glace verte reflète l’ombre sinistre du corps immobile. Un des corps à l’extrémité droite est enflé et hideux, mais les autres, remplis de tristesse douloureuse, n’inspirent aucune pensée lugubre. Vous sentez que vous êtes devant un champ de bataille, certes solitaire et effrayant, mais consacré au devoir et à la science et dont Dieu est témoin. À la proue de la chaloupe, le drapeau anglais, enroulé, se détache de la neige. L’aspect général de l’étoffe est terne et décoloré tel qu’elle le serait après avoir été exposée à un tel climat. Peints avec fidélité, les accessoires sont éparpillés sur la scène et à l’avant-plan, à la gauche, vous pouvez voir émergeant de la neige les restants de la boîte qui contenait les documents déjà mentionnés.