Le témoignage d’Iggiarârjuk sur le groupe de Franklin [rapporté par Knud Rasmussen] ( 1931 )

Dans mes descriptions de la baie de Pelly j’ai déjà fait référence à la première rencontre des Esquimaux avec les Qablunait. Il y a donc une raison de répéter ici les récits de leur rencontre avec l’expédition Franklin. Un vieil homme nommé Iggiarârjuk m’a dit :

"Mon père Mangaq était avec Tetqatsaq et Qablut à la chasse aux phoques sur le côté ouest de la terre du Roi-Guillaume lorsqu’ils ont entendu des cris et découvert trois hommes blancs qui étaient sur la rive et leur faisaient des signes de la main. C’était au printemps; l’eau libre longeait déjà la rive et il était impossible de se rendre à eux avant la marée basse. Les hommes blancs étaient très maigres, les joues creuses et semblaient malades. Ils étaient habillés de vêtements d’hommes blancs, n’avaient pas de chiens et voyageaient avec des traîneaux qu’ils tiraient eux-mêmes. Ils ont acheté de la viande et du gras de phoque et ont payé avec un couteau. Ce marché a fait des heureux des deux côtés et les hommes blancs ont cuit la viande immédiatement avec la graisse et ils l’ont mangée. Plus tard les étrangers se sont rendus au campement de mon père avant de retourner vers leur petite tente qui n’était pas faite de peaux d’animal mais de quelque chose qui était blanc comme la neige. A ce moment, il y avait déjà du caribou sur la terre du Roi-Guillaume, mais les étrangers semblaient ne chasser que du gibier à plumes; en particulier il y avait alors plusieurs eiders et lagopèdes. La terre n’était pas encore en vie et les cygnes n’étaient pas encore arrivés dans le pays. Père et ses gens auraient volontiers accepté d’aider les hommes blancs, mais ne pouvaient les comprendre; ils ont essayé de s’expliquer par des signes et en fait ils ont appris à connaître beaucoup de choses par ce moyen. Ils ont dit qu’ils avaient déjà été nombreux; maintenant ils n’étaient que quelques-uns et ils avaient laissé leur navire dans la banquise. Ils ont indiqué le sud et il a été compris qu’ils désiraient rentrer chez eux par voie terrestre. Ils n’ont jamais été revus et personne ne sait où ils sont allés."

Dans le but de donner une nuance additionnelle de fiabilité à son récit, Iggiarârjuk a mentionné le nom de toutes les personnes du campement qui les avaient rencontrés. Il y avait Mangak (le taquin) et son épouse Qerneq (noire), Tetqataq (qui file à toute allure devant le vent) et son épouse Ukaliaq (le levraut), Qablut (l’écope) et son épouse Iliuana (le point), Ukuarârssuk (le petit bloqueur de neige – pour fermer la porte de la hutte de neige) et son épouse Putulik (le trou), Panatôq (long couteau) et son épouse Equvautsoq (tordue).

Lorsque je l’ai rencontré, Iggiarârjuk vivait à la baie de Pelly, mais à Malerualik j’ai aussi rencontré plusieurs hommes âgés qui pouvaient raconter des détails très intéressants sur l’expédition perdue. J’ai recueilli tout ce que je pouvais apprendre et je donne ici l’information dans les mots de Qaqortingneq. Ils avaient tous une façon spéciale et drôle de raconter leurs souvenirs. Eux-mêmes n’attachaient pas beaucoup d’importance à la tristesse du destin des hommes blancs; ils insistaient plutôt sur le savoir des anciens quant aux possessions des hommes blancs et ils cherchaient des façons de s’amuser avec ces choses. Il serait trop long d’énumérer tous les noms esquimaux, car, comme d’habitude, Qaqortingneq voulait prouver la véracité de ses propos en mentionnant le nom de toutes les personnes.

"Un jour deux frères étaient partis chasser le phoque au nord-ouest de Qeqertaq (la terre du Roi-Guillaume). C’était au printemps au moment où la neige fond autour des trous de respiration des phoques. Loin sur la glace ils ont vu quelque chose de noir, une grande masse noire qui ne pouvait pas être un animal. Ils ont bien regardé et ont vu que c’était un grand navire. Ils ont immédiatement couru à la maison pour le dire aux autres villageois et le lendemain tous sont allés au navire. Ils n’ont vu personne, le navire était déserté et ils ont alors décidé de le piller de tout ce qu’ils pouvaient apporter. Mais personne n’avait jamais vu d’hommes blancs et ils n’avaient aucune idée de l’utilité des choses qu’ils voyaient.

"Un homme qui a vu une embarcation qui pendait par-dessus le plat-bord a crié : "Un bac, un bac gigantesque! Je vais le prendre!" Il n’avait jamais vu de chaloupe alors il pensait que c’était un bac à viande. Il a coupé les lignes qui retenaient la chaloupe et elle s’est écrasée à l’envers sur la glace et s’est fracassée.

"Ils ont aussi trouvé des fusils dans le navire et comme ils ne soupçonnaient aucunement leur utilité, ils ont cassé les canons et les ont martelés pour en faire des harpons. En fait, ils ne connaissaient tellement rien aux fusils qu’ils ont dit avoir trouvé de nombreux "petits dés à coudre" alors qu’il s’agissait en fait d’amorces à percussion; ils croyaient vraiment que des nains vivant parmi les hommes blancs pouvaient les utiliser.

"Au début ils n’ont pas osé descendre dans le navire, mais ils se sont rapidement enhardis et se sont même aventurés sous le pont où ils ont trouvé plusieurs hommes morts dans leur lit. Finalement ils se sont risqués à descendre dans l’énorme pièce au milieu du navire. Il y faisait noir. Mais ils ont rapidement trouvé des outils et ils voulaient faire un trou pour laisser pénétrer la lumière. Et ces inconscients, ne comprenant pas les choses des hommes blancs, ont taillé un trou juste à la ligne d’eau et l’eau s’y est engouffrée et le navire a sombré. Et il est allé au fond avec toutes les choses de valeur et ils en ont à peine sauvé quelques-unes.

"La même année, alors que le printemps était déjà bien avancé, trois hommes se rendaient de la terre du Roi-Guillaume à la péninsule Adelaide pour chasser les faons caribous. Ils y ont trouvé une chaloupe avec les corps de six hommes. Dans la chaloupe il y avait des fusils, des couteaux et des provisions, montrant qu’ils étaient morts de maladie.

"Il y a plusieurs endroits dans notre pays où nous voyons encore les os de ces hommes blancs. Moi-même j’ai été à Qavdlunârsiorfik, un endroit sur la péninsule Adelaide situé presque à l’opposé de l’endroit où Amundsen a hiverné; jusqu’à il y a quelques années nous avions l’habitude d’aller là-bas pour creuser et trouver du plomb et des morceaux de fer. Et il y a Kangerarfigdluk très près de nous, un peu plus loin le long de la côte vers l’ouest.

"C’est tout ce que je sais à propos des "pelrartuts” comme nous appelons les hommes blancs qui sont déjà venus dans notre pays et qui ont été perdus sans que nos ancêtres puissent les aider."

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Un jour à la fin de l’automne, juste avant la formation de la glace, j’ai navigué avec Peter Norberg et Qaqortingneq jusqu’à Qavdlunârsiorfik sur la côte est de la péninsule Adelaide. Là, exactement où les Esquimaux l’avaient indiqué, nous avons trouvé des ossements humains qui étaient sans aucun doute les restes humains des membres de l’expédition Franklin; les pièces de vêtements et les bouts de cuir que nous avons trouvés au même endroit montrent qu’ils avaient appartenu à des hommes blancs. Aujourd’hui, presque quatre-vingts ans plus tard, des animaux sauvages ont éparpillé sur toute la péninsule les os blanchis et décolorés par le soleil et ainsi enlevé les traces sinistres de l’endroit où la dernière bataille a jadis été livrée.

Nous étions les premiers amis à visiter cet endroit. Nous avons rassemblé les ossements, érigé un cairn par-dessus et mis deux drapeaux en berne, le drapeau anglais et le drapeau danois. Ainsi sans trop de mots nous leur avons rendu les derniers honneurs.

Les empreintes profondes d’hommes las s’étaient un jour arrêtées dans la neige légère près de cette pointe de terre basse et sableuse, loin de leur pays et de leurs compatriotes. Mais les empreintes de leurs pas n’ont pas été effacées. D’autres sont venus et ont poursuivi le chemin. Ainsi le travail des hommes de Franklin se poursuit encore aujourd’hui partout où se fait l’exploration ou la conquête de notre globe.

Illustrations des sources (3)

À propos de ce document

  • Auteur: Knud Rasmussen
  • Publication: The Netsilik Eskimos: Social Life and Spiritual Culture
  • Publié par: Gyldendalske Boghandel
  • Lieu: Copenhagen
  • Date: 1931
  • Page(s): 129-131
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