Les voyageurs perdus de l’Arctique (partie 2 de 2) (1854)
SAMEDI 9 DÉCEMBRE 1854.
Nous reprenons notre sujet de la semaine dernière.
Le récit des souffrances des naufragés dans DON JUAN sera présent à la mémoire de la majorité des lecteurs au fur et à mesure du dévoilement de notre sujet. Ce récit est fondé (pour autant qu’un écrivain tel que BYRON puisse choisir de se servir de faits pour appuyer ce qu’il sait intuitivement) sur plusieurs cas réels. Parmi d’autres récits similaires, le poète avait lu avec grande attention le récit de la navigation de BLIGH sur une chaloupe non pontée après la mutinerie du Bounty ainsi que les naufrages du Centaur, du Peddy, du Pandora, du Juno et du Thomas.
Dans le cas de Bligh, malgré la rigueur extrême des épreuves subies par chaque personne à bord, il n’y eut aucun geste vers "l’ultime ressource". Et cela bien que Bligh, lors de ce voyage mémorable qui a démontré que ses connaissances en matière de navigation étaient aussi bonnes que son tempérament était mauvais (ce qui est très élogieux), ne pouvait servir au mieux "qu’environ une once de cochon salé à chaque homme" et soupesait la part de pain dans la balance contre le poids d’une balle de pistolet et, dans les plus grandes urgences, ne distribuait le vin ou le rhum que par cuillerée à thé. Bien que les besoins du groupe aient été immenses, lorsqu’un oiseau perdu fut attrapé, le sang fut vidé dans la bouche des trois personnes qui étaient les plus proches de la mort et "le corps avec les entrailles, le bec et les pattes fut divisé en dix-huit portions." Et d’un dauphin capturé, il "distribua environ deux onces, incluant les abats, à chaque personne"; et malgré que le temps approchait où, dans les mots de Bligh, "plusieurs personnes allaient de mal en pis, provoquant chez moi une grande crainte. Faiblesse extrême, jambes enflées, des physionomies maigres et défaites, l’esprit sensiblement affaibli, tels étaient les symptômes qui me présageaient leur prochaine dissolution."
Le Centaur, un bâtiment de guerre ayant subi une avarie dans une tempête et étant perçu après un dur labeur comme étant prêt à couler, fut abandonné par son capitaine et onze autres dans la pinasse. Ils étaient dans "une chaloupe qui prenait l’eau, avec un des plats-bords enfoncé, presque au milieu de l’Océan occidental, sans boussole, quadrant ou voilure : ayant besoin d’un manteau ou d’une cape, tous étant très peu vêtus dans une tempête de vent dans une grosse mer". Ils eurent "un biscuit divisé en douze portions pour le déjeuner et la même chose pour dîner; le goulot d’une bouteille brisée et son bouchon servi de verre qui, rempli d’eau, fut la ration pour vingt-quatre heures pour chaque homme." Cette misère fut endurée pendant quinze jours sans aucune référence à l’ultime ressource; à la fin de ce temps, ils furent heureux de mettre pied à terre. Observez les mots du capitaine au pire de l’aventure. "Nos souffrances étaient alors aussi terribles que la force humaine peut endurer, mais nous étions convaincus que le courage était meilleur qu’une grande force physique, car, en ce jour, Thomas Mathews, quartier-maître, est mort de faim et de froid. La veille, il s’était plaint que sa gorge n’avait plus la force, comme il l’a exprimé, pour avaler sa bouchée, et dans la nuit il a commencé à délirer et est mort sans une plainte." Quelles étaient leurs pensées? Qu’ils pouvaient rester en vie avec ce corps? "Comme il était presque certain que nous péririons tous de la même manière dans un jour ou deux, il était réconfortant de penser que mourir de faim n’était pas aussi terrible que nous l’avions imaginé."
La frégate Pandora fut envoyée à Otaheite pour ramener les mutins du Bounty qui pouvaient être retrouvés sur l’île afin de leur faire subir un procès. Lors de son voyage de retour, elle frappa un récif dans le détroit d’Endeavour, s’en extirpa après un dur labeur mais avait subi de tels dommages qu’elle s’inclina rapidement et sombra. Cent dix personnes se sauvèrent dans les chaloupes et entreprirent "un long et périlleux voyage". La ration quotidienne de chacun était du pain équivalant au poids d’une balle de mousquet et deux petits verres à vin remplis d’eau. "La chaleur du soleil et la réflexion du sable étaient intolérables et la quantité d’eau salée avalée par les hommes provoquait une soif inaltérable; des tortures insoutenables furent endurées et un des hommes devint fou et mourut." Son corps a-t-il été dévoré? Non. "Ils cessèrent finalement de peser leurs maigres rations, leurs bouches étant si desséchées que peu tentaient de manger et ce qui n’était pas réclamé retournait dans les provisions." C’était un bon équipage (mais pas autant que celui de Franklin) très discipliné. Il n’y eut qu’un seul décès et tous les autres furent sauvés.
[...]
Nous revoici à la position exprimée dans les mots de sir John Richardson vers la fin de notre dernier chapitre. En mesurant les probabilités et improbabilités de "l’ultime ressource", la question principale ne porte pas sur la nature de l’extrémité mais plutôt sur la nature des hommes. Nous demandons que le raisonnement et l’expérience soulèvent la mémoire des voyageurs de l’Arctique très haut au-dessus de la souillure de cette association trop aisément permise; nous affirmons que, dans des épreuves similaires, la conduite et l’exemple de tels hommes, leur chef en tête, démentent cette souillure, le poids de tout l’univers remplaçant le verbiage de quelques personnages non civilisés qui ont grandi dans le sang et le lard. L’utilitariste protestera : "ils sont morts; pourquoi s’y attarder?" Notre réponse sera "parce qu’ils SONT morts et cela nous concerne donc. Parce qu’ils ont servi leur pays et méritent que ce pays s’occupe d’eux; et, parce qu’ils ne peuvent plus demander justice et bonté sur cette terre, versez-leur une mesure pleine voire débordante des deux. Parce qu’aucun Franklin ne peut revenir écrire le récit honnête de leurs malheurs et de leur résignation, lisons-le véritablement et tendrement dans le livre qu’il nous a laissé. Parce qu’ils gisent éparpillés dans des déserts de neige et qu’ils sont aussi sans défense contre le souvenir des générations futures que contre les éléments dans lesquels ils se dissipent et contre les vents d’hiver qui seuls dorénavant peuvent les pousser vers la maison dans l’air impalpable; conséquemment, aimez-les avec douceur même dans le sein des enfants. Conséquemment, ne laissez personne frémir sans raison à l’histoire de leur fin. Conséquemment, faites confiance à leur fermeté, à leur détermination, à leur sens du devoir, à leur courage et à leur religion.["]