Le témoignage des Arviligjuarmiuts sur Franklin et d’autres [rapporté par Knud Rasmussen] (1931)
On croit généralement que les épaves de l’expédition Franklin ont été d’une grande utilité aux Esquimaux du passage du Nord-Ouest car elles leur ont permis de remédier au manque de bois et de fer pendant longtemps. C’est pourtant un fait que les navires de Franklin ont été écrasés par les glaces même s’ils ont d’abord été trouvés par les Esquimaux alors qu’ils étaient encore intacts mais abandonnés par leurs équipages. Je reviendrai plus tard sur la tradition orale qui existe toujours chez les Netsilingmiuts à propos de cette expédition mais pour le moment je ne ferai qu’affirmer que les navires de Franklin n’ont jamais fourni une grande quantité de matériaux aux Esquimaux. D’un autre côté, la population de la baie de Committee jusqu’à la baie d’Hudson et la rivière Back, de la terre du Roi-Guillaume à la péninsule Kent, ont eu accès à des outils de bois et de fer qui pourraient définitivement être retracés jusqu’à l’expédition de John Ross.
Les Arviligjuarmiuts possédaient encore de nombreux souvenirs de leur première rencontre avec des hommes blancs et la sobriété du récit de ces expériences, après un peu moins d’un siècle, est une bonne preuve de la fiabilité des Esquimaux comme narrateurs lorsqu’ils parlent à des personnes qui les comprennent. J’insiste sur cet état de fait, car il n’est pas rare que les voyageurs affirment qu’on peut faire dire à peu près n’importe quoi à un Esquimau. Cette accusation non fondée est efficacement mise en pièce par les récits suivants :
Ils disent que le navire de John Ross a d’abord été vu en hiver par Aviluktuq, un chasseur de phoque; lorsqu’il a vu le grand navire gisant comme une roche au milieu d’une petite baie, il s’est d’abord approché par curiosité pour voir ce que cela pouvait être, car il ne l’avait pas remarqué avant ce jour. Mais lorsqu’il a vu les hauts mâts du navire, il a pensé qu’il s’agissait d’un grand esprit et il s’est sauvé. Au cours de la soirée et de la nuit, les hommes ont réfléchi à ce qu’ils devraient faire, mais comme ils craignaient que le grand esprit ne les détruise s’ils ne prenaient pas les devants, ils sont partis le lendemain pour l’attaquer, armés de harpons et d’arcs. C’est alors qu’ils ont découvert des humains qui marchaient tout autour et ils se sont cachés derrière un bloc de glace pour voir qui étaient ces gens. Ils avaient entendu parler de parents dans des terres très lointaines qui avaient rencontré des hommes blancs, mais eux n’en avaient jamais vus. Cependant les figures sur le navire les avaient aussi vus et elles se sont rendues sur la glace vers les blocs de glace derrière lesquels ils se cachaient. Ils ont tout de suite vu que les étrangers devaient être les fameux hommes blancs dont ils avaient tant entendu parler et dont on disait qu’ils descendaient d’une jeune fille de leur propre pays et d’un chien. Les Arviligjuarmiuts voulant maintenant tous montrer qu’ils n’étaient pas effrayés, ils sont sortis de leur cachette. Les hommes blancs ont tout de suite placé leurs armes sur la glace et les Esquimaux ont fait la même chose. La rencontre fut cordiale, avec des accolades et ce que chaque groupe a compris comme étant des marques d’amitié car, bien sûr, aucun ne pouvait comprendre la langue de l’autre. Les Esquimaux se sont rendus dans ce grand et magnifique navire et ont reçu des cadeaux précieux, tels que des clous, des aiguilles à coudre et des couteaux, en fait tout ce qu’ils ne pouvaient pas se procurer dans leur pays. Et les hommes blancs semblaient avoir une telle abondance de bois qu’ils pouvaient même vivre à l’intérieur – en effet, aussi incroyable que cela puisse paraître, ils vivaient dans une île flottante de bois évidée qui était remplie de fer et de tout ce qui était précieux dans leur propre pays.
C’était la première rencontre. Puis ils se sont souvent revus et les Esquimaux rivalisaient entre eux pour les accompagner dans leurs excursions et pour les aider dans une région qu’ils connaissaient par cœur. Ils aimaient partir en excursions avec eux. Ils appelaient un des grands chefs du navire (le second commandant James Ross) Aglûgkaq (celui qui marche à grands pas), car il semblait toujours à la course et impatient d’avancer dans tous ses déplacements. Les Arviligjuarmiuts, qui sont presque devenus des parents des hommes blancs et qui les accompagnaient le plus souvent lorsqu’ils étaient en voyage, se souviennent encore de leurs noms : Iggiarârssuk (petite gorge), Aglituktoq (celui qui n’est pas propre devant les esprits), Niugitsoq (le bon marcheur) et Ingnagssanajuk (à moitié vieux).
Lorsque les étrangers sont partis, ils ont laissé de grandes quantités de bois, de fer, de clous, de chaînes d’ancrage, de cerceaux de fer et autres objets de valeur qui à ce jour sont encore utilisés pour fabriquer des couteaux, des pointes de flèche, des pointes de harpons, des foènes à saumon, des lances de caribou et des crochets. Un jour, ils ont fabriqué des traîneaux, des kayaks et des harpons avec un mât qui avait dérivé jusqu’au rivage. Pour fendre le mât, ils ont d’abord fabriqué des scies à partir des cerceaux de barils; cela a pris tout l’été et l’automne mais le temps n’était pas important s’il permettait d’utiliser ce bois précieux.
Bien que l’expédition Franklin se soit perdue loin de leurs terrains de chasse, ils en avaient des souvenirs intéressants, mais ils seront racontés parmi ceux de la terre du Roi-Guillaume avec d’autres souvenirs reliés à Franklin.
A propos d’autres hommes blancs qui ont été avec eux dans leur territoire, ils se souviennent de la visite de John Rae en 1847. Il a été vu à l’île de Qorvigjuaq (le grand incompétent) dans la baie de Pelly par Huluni (l’aile), le père de l’épouse d’Iggiararârssuk. Leur relation fut de courte durée; Rae était à la course et ils n’ont pu lui parler. Cela s’est passé au moment où Rae faisait sa première expédition pour dresser le relevé de l’anse Gibson à la baie de Repulse et il était arrivé dans une embarcation en provenance de York Factory. On se souvenait aussi de sa visite suivante, lorsqu’il était venu chercher des nouvelles de l’expédition Franklin en 1854, et cela malgré le fait qu’à cette occasion il n’a fait que passer le fjord. Ils parlent de la même façon de la visite de Hall en 1864 et comme preuve ils nomment non seulement ses compagnons esquimaux de la baie de Repulse, son fils adoptif Joe et les Arviligjuarmiuts Arolaq (?) Ilôrâtjuk (la petite truite) et Niuvitsiaq (celui qui est toujours prêt à négocier), mais même le nom des hommes de la baie de Pelly qui les ont rencontrés, soient Qarpik (carcajou), Talerigtoq (bras fort) et Anatlaq (évacuation vigoureuse).
Et finalement, il y a eu l’hivernage de Schwatka sur la terre du Roi-Guillaume en 1879 et ils se souviennent du nom de ses compagnons de Chesterfield et peuvent même indiquer Pingorsaq (la crête) sur le côté ouest de la terre du Roi-Guillaume comme étant l’endroit où l’expédition a tué le plus de caribous.
Je dois admettre qu’il n’y a rien de particulièrement excitant à propos de ces expériences, mais c’est peut-être cela qui en font de bons témoignages sur la qualité de la mémoire et de la fiabilité des Esquimaux. Ces rencontres avec des hommes blancs ont eu lieu en passant et ils n’ont pas eu le temps d’apprendre à connaître les gens dont ils parlent; et pourtant tant d’années après les faits ils préservent les souvenirs de ces expériences avec fiabilité, sobriété et sans aucune fioriture. Si les rapports de ces expéditions sont retrouvés un jour, on aura la preuve que les anciennes traditions orales sont tout à fait en accord avec les livres.