Interprétation de Douglas Stenton
Douglas Stenton au cairn commémoratif Franklin, baie Erebus, île du Roi-Guillaume (Photo : Robert Park)
Bio : Douglas Stenton est archéologue de profession. Ancien archéologue en chef et directeur du patrimoine pour le ministère de la Culture et du Patrimoine du Nunavut, il a dirigé des recherches archéologiques et animé des stages de formation sur le Nunavut depuis 1980. Ses recherches ont surtout porté sur les stratégies de peuplement et de subsistance de la période préhistorique tardive (Thulé) et, depuis 2008, sur la dimension archéologique des sites associés à l’expédition de John Franklin de 1845.
Entre 2008 et 2016, à titre de représentant du gouvernement du Nunavut, un des premiers partenaires de Parcs Canada dans la recherche des navires perdus de l’expédition Franklin de 1845, le professeur Stenton a dirigé les recherches archéologiques aux sites associés à l’expédition Franklin sur l’île du Roi-Guillaume et sur la péninsule Adélaïde. Il a notamment effectué des levés, procédé aux fouilles et produit une cartographie détaillée des sites, des opérations qui n’avaient jamais été exécutées pour la plupart des sites de cette expédition. En 2014, sur une petite île de la baie Wilmot et Crampton, son équipe a fait une découverte déterminante qui a permis à Parcs Canada de localiser l’épave du navire de sir John Fraklin, le HMS Erebus.
Il a pris sa retraite en 2017 du gouvernement du Nunavut, mais il continue d’étudier la dimension archéologique de l’expédition Franklin. Avec des collègues, il fait des analyses d’ADN et espère identifier les restes humains de membres d’équipage. Il procède également à l’analyse de quelque 2000 nouveaux artéfacts trouvés sur les sites de Franklin.
Douglas Stenton est professeur auxiliaire adjoint au Département d’anthropologie de l’Université de Waterloo.
Sur la base de votre expérience et de vos recherches, qu’est-ce que la découverte des épaves nous apprend sur ce qui est arrivé à l’expédition Franklin?
La découverte du HMS Erebus en 2014 et celle du HMS Terror en 2016 ont été des événements passionnants et d’une grande importance pour l’histoire du Canada. Elles ont permis de mener à terme des recherches commencées il y a plus de 160 ans, de clore un chapitre important du mystère Franklin et d’en ouvrir un autre. En soi, ces découvertes ne nous disent pas ce qui est arrivé à l’expédition. Ce sont plutôt la condition des épaves et leur potentiel informationnel qui pourraient se révéler essentiels dans notre quête pour mieux comprendre l’histoire de cette expédition.
Les épaves auraient pu n’être que des amas de débris de navires écrasés par les glaces et éparpillés sur les fonds marins, ce qui aurait détruit tout espoir de retrouver des objets nous permettant de combler les grands vides sur le destin de l’expédition. Bien que le HMS Erebus ait subi des dommages importants, les deux épaves ont été retrouvées dans un très bon état. Cela est vital pour plusieurs raisons, incluant le fait que l’environnement contextuel de certains artéfacts aura peut-être été préservé. Cela pourrait s’avérer particulièrement important pour l’épave du HMS Terror qui, au contraire du HMS Erebus, a sombré dans un endroit inconnu des Inuits du 19e siècle. Ainsi, aucun équipement du Terror n’a été retiré du navire. Le potentiel informationnel des deux épaves est extraordinaire puisque nous pourrons peut-être obtenir des renseignements nous permettant de mieux comprendre les derniers moments de l’expédition.
Est-ce qu’il vous vient de nouvelles questions à l’esprit?
La découverte des épaves soulève de nombreuses questions, anciennes et nouvelles. Une des questions fondamentales consiste à déterminer, si possible, comment les épaves se sont retrouvées aux endroits où elles ont été découvertes et comment ces événements concordent avec ce qui s’est passé sur la terre ferme. Est-ce que des hommes seraient retournés sur le HMS Erebus? Si oui, dans quelles circonstances? Combien d’hommes? S’il y avait des membres d’équipage, comment et pourquoi se sont-ils retrouvés à l’endroit où le navire a coulé? Les mêmes questions s’appliquent au HMS Terror. Des hommes sont-ils revenus aux deux navires en même temps? Ont-ils voyagé séparément ou conjointement?
D’autres questions portent sur les renseignements que les sites pourraient fournir sur ce qui s’est passé sur la terre ferme. Par exemple, est-ce qu’il y a un lien entre le campement trouvé par des Inuits à la baie Terror où se trouvaient les corps de plusieurs membres d’équipage et le fait que le HMS Terror ait sombré à cet endroit? Se pourrait-il que ces événements ne soient pas reliés, c’est-à-dire que les corps aient été ceux des hommes morts en route vers la rivière Back et que, par pure coïncidence, le Terror ait dérivé et sombré ultérieurement dans la baie Terror? Ou, comme cela aurait bien pu se produire pour le HMS Erebus, est-ce que des hommes seraient revenus au HMS Terror et l’auraient quitté une seconde fois à la baie Terror, ce qui aurait donné lieu au campement décrit par les Inuits? La configuration géographique des sites des épaves soulève aussi des questions fort intéressantes. Le HMS Erebus a été retrouvé à une distance considérable, environ 70 km au sud de la trajectoire de retraite vers la rivière Back. Quant à l’épave du HMS Terror, elle se trouve directement le long et à peu près à mi-chemin de cette trajectoire. À savoir si une quelconque importance peut être attribuée à ces détails dépendra des nouveaux renseignements qui pourraient être récupérés dans les épaves et des circonstances qui auront mené chaque navire à son endroit respectif.
Quels sont les renseignements que vous aimeriez voir révéler par les fouilles archéologiques des épaves et par d’autres recherches?
Les épaves contiennent de nombreux renseignements qui intéresseront non seulement les archéologues et les historiens, mais aussi les chercheurs de plusieurs disciplines et de multiples horizons qui contribueront directement ou indirectement à notre compréhension de l’expédition. Notre recherche se penche plus spécifiquement sur les données archéologiques terrestres et sur ce que nous pouvons apprendre sur la nature de ces activités terrestres et, en particulier, sur ce qui est arrivé aux membres d'équipage pendant leur funeste trajet ver la rivière Back. Une partie importante de notre recherche est consacrée à l’analyse de l’ADN par laquelle nous espérons identifier certains hommes dont les restes ont été trouvés aux sites de l’île du Roi-Guillaume et de la péninsule Adélaïde. Les deux épaves pourraient être des sources d’ADN et nous espérons que des échantillons seront retrouvés dans le cadre d’un plan de recherche à long terme.
La condition des deux épaves est particulièrement importante, car elle suscite de nouveaux espoirs sur la présence de preuves documentaires (comme les carnets de bord, les cartes, les journaux personnels) qui pourraient fournir des détails et des renseignements sur la nature et la chronologie des décisions et des événements. Les journaux personnels pourraient aussi révéler non seulement ce que les hommes ont vécu, mais aussi la façon dont ils ont réagi aux conditions extrêmes auxquelles ils ont été confrontés.
Les documents pourraient aussi apporter un nouvel éclairage sur un sujet peu connu. Les témoignages des Inuits du 19e siècle ont joué et ils continueront de jouer un rôle crucial dans l’archéologie de l’expédition Franklin de 1845. Cependant, on sait peu de choses sur la nature et l’étendue des interactions entre les Inuits et les équipages de l’Erebus et du Terror avant et après que les hommes eurent quitté les navires. La tradition orale inuite décrit des interactions qui ont eu lieu alors que les navires étaient enclavés dans les glaces dans le détroit de Victoria et une brève rencontre près de la baie de Washington entre un petit groupe d’Inuits et un groupe d’officiers et d’hommes en route vers la rivière Back. Les indices archéologiques retrouvés à l’île du Roi-Guillaume suggèrent qu’il y a eu peu d’interactions avant la rencontre à la baie de Washington. Récupérer des documents des épaves pourrait apporter des éléments de réponses à cette question.
Il faut toutefois noter que, même si des documents sont retrouvés et qu’ils sont dans une condition récupérable, ils ne fourniront que des données fragmentaires. Certains pourraient avoir une grande importance en révélant l’histoire des événements menant à avril 1848 et les raisons sous-jacentes à la décision de quitter les navires et de tenter de se rendre à la rivière Back. Ils ne pourront probablement pas nous dire comment ce plan a été mis à exécution. Si des hommes sont retournés à un ou aux deux navires, les raisons pourraient être connues, mais plusieurs décisions cruciales qui ont affecté le résultat final ont été prises après que les hommes eurent quitté les navires et pendant le voyage vers la rivière Back. Cela souligne à quel point il est important de croiser les données archéologiques navales et terrestres de l’expédition et de les interpréter conjointement. La découverte des sites des épaves n’est pas seulement un développement fascinant fournissant un potentiel extraordinaire de recherche pour les archéologues subaquatiques, mais elle permet aussi de regarder les données terrestres de l’expédition Franklin sous un nouveau prisme.